Café-littéraire autour de l’oeuvre de Vercors, Le silence de la mer

Essai de restitution du débat du café philo de Chevilly-Larue
26 mars 2008

L’acteur Howard Vernon dans le film « le silence de la mer » de Melville en 1947

Animateurs : Guy Pannetier. Guy Philippon.
Introduction au débat : Guy Pannetier

Introduction : La nouvelle est éditée en pleine occupation allemande, février 1942. L’auteur  Jean Bruller  participe à la Résistance sous le pseudonyme de Vercors, en référence au célèbre maquis du Vercors. Il avait écrit une première nouvelle « La bataille du silence » publiée elle aussi « sous le manteau» en 1941, où il raconte la Résistance. « Le silence de la mer » sera la première publication des éditions de minuit. Alors qu’il est en Angleterre, le Général de Gaulle lit cette nouvelle, et la fait rééditer à Londres. Dans une de ses interventions sur la radio de « La France libre » Robert Schumann déclare : « Je m’adresse à vous Vercors, encore inconnu, mais déjà célèbre… ». A la fin de la guerre l’ouvrage  pourra être distribué officiellement, mais le thème fera controverse, certains reprochant de présenter un Allemand trop sympathique; nous sommes alors en pleine période des procès des « collabos ». Un demi-siècle plus tard, que retenons-nous ce que nous dit l’auteur et de  l’extrême complexité des sentiments, des conventions qui nous enferment, des barrières que nous établissons, du lien commun qu’est la richesses de nos cultures européennes?…

Débat :     – Pourquoi ce titre ? Le silence prend une dimension différente suivant les personnages, dans le silence chacun trouve ce dont il a besoin…, les mots s’inscrivent sur ce silence, et chaque mot a son poids. Le silence a plusieurs interprétations, le silence n’a jamais trahi personne, et dans cette période de la Résistance cela a un sens. Le silence est l’expression la plus parfaite du mépris, du désaccord, il peut être le plus éloquent interprète.
La mer peut être un silence, elle contient en elle ses possibles, telle la violence, violence extrême,  inouïe. Les sentiments retenus sont  tellement forts,  présents dans le silence  des personnages, qu’ils semblent « hurler ».
La mer est silencieuse en surface, mais dans ses  profondeurs elle retient des tensions, des bruits, des flux, des reflux,  tout étant dans les profondeurs.., comme les sentiments en ressenti dans les personnages.
– Le style est intimiste : il est sobre et concis malgré cette situation proche du drame cornélien, sobre malgré la nécessité d’exprimer du concret entre le monologue de Werner et le suggestif des sentiments de la nièce. Le non  dialogue, nous fait cheminer avec l’oncle et avec la nièce dans le processus de leur pensée. Le roman enferme le temps dans la seule  relation des trois personnages, un huis clos, un scénario qui se déroule presque exclusivement dans une même pièce, avec le feu de cheminée comme repère. Presque en toile de fond sont deux éléments : le silence qui est le fond sur lequel s’inscrit cette histoire, un silence lourd, pesant, le silence qui est presque la prison que la nièce s’est construite. Puis,  la distance, la raideur physique de la nièce, qui constitue en quelque sorte sa Résistance à elle. Pour exprimer toute cette « confusion des sentiments » l’auteur doit imager : « Comme sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes sous la mer – je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et luttent… » (Page 48).
Il va illustrer le langage implicite des gestes, « J’appris ce jour là, qu’une main, pour qui sait l’observer, peut refléter les émotions aussi bien qu’un visage », (P 44) puis une autre image, « Soudain toute la peau de son visage remua, dans une sorte de frémissement souterrain, comme le fait un coup de brise sur un lac ; comme aux premières bulles, la pellicule de crème durcit à la surface du lait qu’on fait bouillir » (P 46)
– Le sujet a pu être inspiré  par l’ouvrage Ernst Jünger: « Jardins et route », qui évoque un Allemand capable de s’émouvoir devant une fleur, et toute à la fois capable d’une extrême cruauté. Vercors évoque un paradoxe : parlant de la fiancée allemande, jeune fille douce  qui arrache les pattes d’un moustique  (page 35). L’auteur nous pose la question : la culture peut elle vraiment humaniser l’individu, l’éloigner des actes de barbarie ?
– Vercors évoque un aspect de  caractère propre au peuple allemand et qui nous surprend. « Le peuple allemand a une propension toujours à s’emballer totalement dans un sens déterminé, sans réserve, « brûlant tous ses vaisseaux », ce qu’ils nomment « entièreté » ou « loyauté radicale » (Gründlichkeit). Ortega y Gasset. 1940.
– Reprenant le fil de l’histoire, il y a deux phases : La première dans laquelle Werner est persuadé qu’une alliance constructive est possible entre les deux nations, puis, un seconde, après sa visite à Paris auprès des SS qui veulent tuer la culture française, c’est alors la grande déception, et finalement le renoncement à son rêve :  « Tout ce que j’ai dit, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu, il faut l’oublier.., j’ai vu ces hommes victorieux… …, il n’y a pas d’espoir, ils teindront la France. L’Europe ne sera plus éclairée, « never more »… » « Oh Dieu ! Montrez-moi où est mon devoir…, le devoir de ne jamais accepter le crime… » (Page 45).
Le rythme est comme lié effectivement au mouvement de la mer, au rythme d’un métronome, avec des flux, des reflux, les non-dits qui grondent, comme les eaux tumultueuses, mais toujours retenues, c’est par exemple : « Il laissait le silence envahir la pièce, la saturer jusqu’au fond des angles, comme un gaz pesant, et il semblait être celui qui s’y trouvait le plus à l’aise. Et moi, (l’oncle) je sentais l’âme de ma nièce s’agiter… ». Nous retrouvons aussi le rythme toujours présent du tic tac de l’horloge qui est dans la pièce…
– Deux thèmes essentiels ressortent, deux symboles des liens possibles  entre deux nations, entre deux êtres, puisqu’il existe déjà un  lien qui est, nos cultures : Werner – « Ici c’est l’histoire, la pensée subtile et poétique, j’ai  aimé la France, toujours, de loin, comme une princesse lointaine », il est devant les livres, il les regarde, lit les titres : « Molière, Racine, Rabelais ; et nous tout de suite, Goethe, après il faut chercher. Mais si on dit, et la France ? Alors voilà que surgit Hugo, Racine, Voltaire, Rabelais et quelques autres…ils se pressent comme à l’entrée d’un théâtre.., mais pour la musique c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner…, quel nom vient le premier ? Et nous nous  sommes fait la guerre ! Mais  cette guerre c’est la dernière, c’est la dernière fois que nous battons .., nous nous marierons, ce sera le plus beau mariage du monde.., ». Sur l’harmonium il va interpréter avec brio  une œuvre de Bach et  amener une émotion qui transparaît chez la jeune femme: elle cesse le tricot, son regard est fixe, elle est absorbée par la musique,  sa respiration s’accélère, c’est comme une mer déchaînée et muette à la fois (le silence de la mer). L’oncle observe sa nièce alors  : « …et moi je sentais l’âme de ma nièce s’agiter dans cette prison qu’elle avait elle-même construite, je le voyais à bien des signes, dont le moindre était un léger tremblement des doigts ». Ayant fini de jouer Werner dit « Rien n’est plus grand que cela. Bach c’est plus fort que l’homme, c’est inhumain… », Il y a là quelque chose de Nietzschéen …
Le rythme : les scènes sont toujours le soir, avec le rituel du pas de l’officier, puis l’alternance des monologues de Werner et des silences qui font ressortir encore plus le mutisme de l’oncle et de la nièce. La répétition est souvent utilisée par des auteurs, pour nous faire retrouver quelque chose qui devient familier, qui nous fait entrer comme par connivence dans l’histoire,  dans cette nouvelle:  c’est la rituelle phrase, « Je vous souhaite une bonne nuit » !
La syntaxe : L’auteur fait parler Werner avec quelques fautes flagrantes de grammaire, mais dans un dans un Français déjà élaboré, pour souligner la culture de Werner.
Certains disaient en 1942 que Bruller (Vercors) n’avait  pas pu écrire cette œuvre. Le secret entre lui et son éditeur reste bien gardé, même sa femme ne l’apprendra qu’à la fin de la guerre. (Anecdote) Une seule personne (hors l’éditeur)  avait deviné, fait un  rapprochement dans l’ouvrage mal corrigé : C’est une camarade de Vercors, en relevant une faute qu’il faisait déjà à l’école avec le mot « dégingandé ».
– Dans cette œuvre Vercors prolonge l’idée d’Aristide Briand homme politique des années 1920/30, prix Nobel de la paix pour ses écrits sur les tentatives de rapprochement de  l’Allemagne et de France. Werner – « Mon père croyait que la République de Weimar allait unir la France et L’Allemagne. Toujours parlant  de son père : «  il pensait que le soleil allait enfin se lever sur l’Europe, mais Briand fut vaincu…, » «  la France » disait-il « était encore menée par les grands bourgeois cruels… ». C’est toujours chez Vercors l’idée de la construction d’une communauté européenne qui fait son chemin. Rééditée en 1947 l’œuvre fait polémique, mais en 1952 on signe avec l’Allemagne « le pacte du charbon et de l’acier », premier pas vers l’Europe, (idée que défendait déjà Kant)
– Plongé dans la lecture, j’avais l’impression d’être dans la pièce, avec l’oncle et la nièce, d’être entouré par ce silence…il y a une maîtrise un choix des mots. Subtil sans jamais d’emphase excessive…avec des basculements pour changer l’ambiance, comme lorsque l’officier arrive pour la première fois en civil, modifiant par là le rapport, la perception devient alors plus celle de l’homme que du soldat.
– Ce qui est frappant c’est l’absence totale de manichéisme, et c’est au final un hymne à la paix, une oeuvre d’humanisme : « je terminai silencieusement ma pipe, je toussai un peu et je dis, c’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot ». L’inhumain n’est pas d’un seul côté, et cela renvoie chacun à soi-même.
– Vercors nous met en garde ; en dehors de la bienveillance de Werner, la démarche des Allemands est toute autre et ils sont pervers : « Nous ne sommes ni des fous ni des niais, nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera, pas seulement sa puissance, son âme aussi… ». L’auteur pressent déjà en 1941 la barbarie qui va survenir.
– Cette lecture peut laisser un sentiment de désespoir. C’est une oeuvre tragique.
– Une autre intervenante dit « c’est tout sauf désespérant, il y a des messages d’espoir ». Même le silence si lourd est valorisé par Werner : « Je suis heureux d’avoir trouvé un vieil homme digne et une jeune fille silencieuse, il faudra vaincre le silence, je vous souhaite bonne nuit ». Ce qui pourrait être attristant, c’est que deux personnes vont passer à côté d’une relation ; la culture ne suffira pas à unir les individus, devant la double impasse de ses idées et de son sentiment amoureux, Werner partira sur le front..
– Ce livre militant n’est pas de la propagande, il nous parle d’humanisme, un peu en marge de la relation « ennemi », et d’un face à face entre Êtres humains …dans lequel Werner n’est pas réductible à son seul statut de militaire. Le comportement de Werner, où, celui qui est le plus terrible finit par prendre conscience de la situation se retrouve dans d’autres œuvres d’après-guerre, comme « Le pianiste » de Polanski…
– En 1941 la Résistance n’est qu’à son début, la France vaincue est en pleine dépression, humiliée, le projet d’Europe est celui du 3ème Reich. Le livre nous montre tour à tour l’Allemand gentil, l’Allemand méchant, les monstres…

Conclusion : Cet ouvrage mérite d’être revisité aujourd’hui, dans un temps où enfin l’Europe existe, même si elle soulève de sérieuses controverses sur la forme. Ce texte nous dit et nous rappelle, une fois de plus, que ce qui nous unit, que ce que nous avons en partage de plus grand, c’est nos cultures européennes. Peut-être nous dirait-il aujourd’hui de résister culturellement à « l’occupant ». Promouvoir d’abord les richesses culturelles de nos voisins européens : Littérature, cinéma, théâtre, peinture…Promouvoir toujours plus les langues, pour échanger. L’auteur nous renvoie à nos responsabilités, on ne construit pas sur  la haine, on ne construit pas sur l’indifférence, on ne construit pas sur le  silence.

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5 réponses à Café-littéraire autour de l’oeuvre de Vercors, Le silence de la mer

  1. quentinSeconde dit :

    Merci votre blog m’a beaucoup aidé pour mon devoir de seconde et encore merci mille fois j’ai eu un 18/20 coef 4 grâce à vous cela m’a permis de monter ma moyenne !!! 😉

  2. Simoens dit :

    Merci mille fois!

  3. jul l'sang dit :

    G bi1 aimé

  4. Azerty dit :

    Super !

    alert(« Bonjour ! »);

  5. SerdaigleForev' dit :

    Super ! Ça m’épargne de devoir me creuser la tête !!

    My time is running out…

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