Café-littéraire autour du roman d’Amélie Nothomb « Stupeur et tremblements « 

Essai de restitution du débat ; Café-philo de Chevilly-Larue
28 mars 2007

Animateurs : Guy Pannetier. Guy Philippon.
Modérateur : Jean Bernard Tandaravayen

Introduction. Tous les présents ont lu le livre. Un seul n’a pas apprécié l’ouvrage, ayant trouvé des longueurs, trop de redites, un style qui dérange, et l’intervenant de continuer à parler de ce livre, concluant que vu le modèle de la société japonaise, il est même surprenant qu’il n’y ait pas encore plus de suicides….

Débat :    – Pour quelqu’un qui n’a pas apprécié vous en parlez assez  bien somme toute !
– En réponse au premier intervenant : La démission est quelque chose d’impossible dans  l’entreprise, c’est perdre la face, voire la perte de l’honneur (suivant  la culture japonaise).
– Il reste un droit, et notamment pour les femmes, celui de se suicider, toujours un rite lié à l’honneur. (Hara kiri)
– Rappelons que le stress au travail, l’exigence d’efficacité, de la productivité, fait chez nous aussi des dégâts : voir les cas de suicides répétés des cadres  chez Renault, Edf (Areva)..
– On ne peut évoquer cet ouvrage sans rappeler la personnalité particulière de l’auteur(e). En effet Amélie Nothomb sort des schémas habituels, ceci d’une façon qui lui est naturelle, ou par provocation peut-être, néanmoins elle reste un personnage original et inventif. Donc, quoi de plus naturel qu’elle crée des personnages eux aussi, particuliers. Ceux qui auront lu cette autre ouvrage d’elle, « Hygiène de l’assassin » ont pu découvrir un personnage assez odieux et intéressant à la fois, (Omochi, c’est Tach en plus « bof »). La similitude entre le personnage d’Amélie–san, et Amélie Nothomb est évidente. Dans son enfance elle a vécu au Japon, dont elle a gardé des souvenirs, une nostalgie, elle peut avoir eu l’ambition de devenir une vraie femme japonaise, tout en sauvegardant les bonnes relations entre le Japon et la Belgique.   Par ailleurs elle ressent une grande admiration pour sa chef de service Fubuki. Malgré toutes les méchancetés qu’elle subit, elle conserve une admiration pour cette femme, elle la trouve magnifique, belle, avec son visage ovale,  même si elle la décrit sans complaisance. On peut penser que sa jeunesse au Japon lui a laissé un désir de s’intégrer réellement à ce pays, d’où l’idée de ce roman, le pari fou d’une jeune femme, pour avoir sur son CV un an d’expérience en entreprise, une épreuve des   plus difficiles dans la société japonaise. La jeune personne va tout supporter, se détruisant un peu elle-même, mais sa faiblesse, sa propension à la servitude, au masochisme,  elle va les transformer en force et réussir son projet.
– Cette lecture nous laisse l’impression que la femme japonaise vit sous « une burka intellectuelle », et les Hommes japonais n’ont pas une situation plus enviable.
– Ce livre ne serait-il pas une métaphore qui nous montre aussi la dégradation des structures sociales du travail dans le monde occidental?
– Cette dernière intervention  fait réagir quelques personnes qui ne pensent pas, à partir de leur expérience qu’on puisse réellement faire cette comparaison, même s’il faut être vigilants…
– Le modèle basé sur la rigueur hiérarchique fait que le personnage Fubuki  ne veut surtout pas qu’Amelie-San  réussisse dans la société, elle a mis huit ans pour obtenir son poste , alors il n’est pas question « qu’elle n’en bave pas à son tour »..
– La hiérarchie, qui sert d’introduction à l’ouvrage fait régner dans cette organisation un sentiment de peur, peur lorsqu’on doit s’adresser à un supérieur, d’où le titre du livre : (page172) « Dans l’ancien protocole impérial, il était stipulé que  l’on s’adressera à l’Empereur, avec : Stupeur net tremblements.. »
L’auteur(e) fait une courte communication de sociologie la condition de la femme au Japon, (Page 93) : « S’il faut admirer la femme japonaise, et il le faut – c’est parce qu’elle ne se suicide pas…on lui coule du plâtre à l’intérieur de cerveau «si tu ris tu ne sera pas distinguée,si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire.., si tu manges avec plaisir tu es une truie, si tu éprouves du plaisir à dormir tu es une vache… (Page 94) « Car, en fin de compte, ce qui est assené à la Nippone à travers ces dogmes incongrus, c’est qu’il ne faut rien espéré de beau. N’espère pas jouir, car ton plaisir t’anéantirait… espère travailler. Il y a peu de chances que tu t’élève vu ton sexe  »
La rigueur hiérarchique, le sentiment  d’obéissance totale voire de servitude, est un héritage culturel, rappelons que Hiro Hito est vécu comme un Dieu, et son régime politique comme une véritable religion…
– On ne peut comparer avec nos modèles dans les entreprises occidentales où la pression est le fait de la rentabilité, le modèle japonais est presque militaire (« La discipline est force principale des armées.. »)
Il faut rappeler que la culture japonaise à l’égard des étrangers de toute origine, est celle   du mépris. Les occidentaux sont souvent nommés, « barbares », le mépris est également  pour les autres peuples asiatiques…, notamment les Chinois et les Coréens…
– Son style  semble peu élaboré, très éloigné du lyrisme d’écrivains classiques. Il n’en reste pas moins un style qui lui est propre ; les personnages et les situations sont dépeints en peu de mots, et  immédiatement visibles. Si après avoir lu le livre, on regarde le film tiré de ce roman, les personnages ne nous paraissent pas vraiment en décalage avec ceux que nous avions imaginé. Nous entrons de plain pied dans la situation, l’auteur(e) parle à la première personne, la situation est toujours vue par elle-même. S’agit-il d’une une fiction, tant le personnage lui ressemble ?
Grâce à un rythme particulier, soutenu, le roman ne laisse pas de temps morts qui pourraient lasser le lecteur. La répétition de certaines situations, comme l’envie d’envol plus que de défénestration, est une méthode souvent utilisée pour donner au lecteur le sentiment de se reconnaître dans l’histoire, et de s’évader lui aussi.  Elle  nous rappelle très souvent la grande différence entre notre culture sociale, relationnelle, et celle de la société nippone, vue à partir d’une entreprise au Japon, aux moeurs strictes, presque archaïques, et qui nous surprennent par la rigueur et les contradictions…
La syntaxe se plie au mouvement  de ce monde particulier. Elle est à l’inverse de cette préciosité propre à certains écrivains renommés, et sans aucune sophistication dans le langage. Elle fait néanmoins avec humour un exercice de syntaxe page 12  dans une lettre qu’on lui demande sans cesse de refaire, et elle cite la fameuse référence « Marquise vos beaux yeux me font mourir d’amour, mourir Marquise d’amour vos beaux yeux  me font ».etc. Et elle emploie aussi quelques mots « savants » mais justes : aporie, onomastique, axillaire, ergastule….
– Le style est très imagé, c’est parfois un tableau qui nous parle, le ton est alerte, accrocheur, libre, et plein d’humour. Le rythme est facile à suivre avec ses accélérations, par exemple lorsque la scène dans les toilettes avec l’affreux Omochi, (Page 152).
– L’auteur(e) utilise lors du travail des photocopies le mot d’ergastule, ce qui chez les romains était une prison souterraine, c’est l’impression ressentie tout au long du roman , cette jeune femme s’est enfermée dans une prison. Le personnage accepte toutes les humiliations, car réagir serait alors se comporter en occidentale, et rendre impossible la réalisation de son projet. Sans cesse se sentant coupable de sa différence, le personnage se dévalue, « s’auto-flagèle » en quelque sorte, comme par exemple page 60 : « Mon esprit n’était pas de la race des conquérants, mais de l’espèce des vaches qui paissent dans les prés des factures en attendant le train de la grâce ; Comme il était bon de vivre sans intelligence », et page 158 elle cite Bernanos  quand il parle: « de l’accablante banalité du mal ».. «  la nettoyeuse des chiottes est la carmélite des commodités ».
Amélie-san n’est prisonnière que de son engagement vis-à-vis d’elle-même, elle a bien d’autres possibilités, c’est un défi à un pouvoir absolu, elle sait qu’elle peut partir quand elle veut, ce qui lui donne une certaine force…même si à un moment elle « Pète les plomb », redescendant de son statut initial de Dieu, puis de Jésus, et enfin de martyr, dans un domaine celui des toilettes de l’entreprise…Puis  toute sa honte bue, elle en fait une gloire…
– On y retrouve quelque chose qui tient des mythes, du défi au pouvoir,  comme celui de Diogène qui défie Alexandre, ou d’Antigone défiant Créon…..
– L’accent est souvent mis sur les oppositions comportementales entre Nippons et occidentaux, ce que l’on retrouve à la page 48 : « Taisez-vous. Ce pragmatisme odieux est digne d’un occidental »,  ou encore page 67 : « Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux : vous placez votre vanité plus haut que les intérêts de la compagnie » à l’issue de cette lecture on peut se questionner sérieusement  quant à l’idée, et le peu d’estime des Japonais  pour les Occidentaux.
– Amélie-San reste néanmoins dans cette entreprise un symbole de liberté, et son comportement ne laisse pas indifférents nombre d’employés,  voir: le passage du boycott des toilettes des hommes..,  (page 149) car : « aller aux  toilettes de l’entreprise était devenu   acte politique ».
– Elle montre à quel point elle peut se moquer du système, tant le blocage intellectuel des japonais les empêchent de voir combien elle se moque d’eux, c’est le cas  avec la scène volontairement répétée de la démission, elle utilise la langue de bois, des phrases mièvres, qu’elle va reprendre à tous les niveaux de la hiérarchie.
–  Le rapport avec Fubuki reste ambigu. Fubuki est soumise au monde des hommes, et pourtant pour Amélie, elle leur est supérieure. Comme l’entreprise, (Yumimoto) elle est l’arc, plus grand que tout, plein de symbolique, l’arc qui peut propulser, n’est-elle pas la seule femme cadre dans cet univers masculin ?
– Souvent sont notées les relations particulières entre Amélie et Fubuki, pour certain il y là, sous jacent, une attirance, elle  semble soumise à une maîtresse : un amour homosexuel non avoué ? (Sommes-nous dans la réalité ou dans la comédie ?)
– Fubuki est née dans la même région qu’Amélie, (dans le Kansaï), elle lui est, par certain côtés très proche, et si lointaine qu’impossible à rejoindre. Est-ce le modèle de femme japonaise qu’Amélie-San aurait souhaité être ? Plus qu’une attirance pour Fubuki,, est-ce une projection, une forme  de narcissisme par personne interposée. Quant aux épreuves, notamment celle des toilettes, il suffit de se rappeler «  Au Carmel ce sont les trente premières années qui sont difficiles » (Page 185). De cette expérience Amélie va écrire un livre, Amélie-san recevra en japonais, un texte : « Amelie-San, félicitations. Mori Fubuki ».
Le choix de ce roman semble avoir été judicieux, tant il a suscité de nombreux commentaires qui ne peuvent tous être restitués.

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