Vox populi, vox Dei

Affiche publicitaire. Pathé-Marconi. La voix de son maître.
Affiche publicitaire. Pathé-Marconi. La voix de son maître.
Restitution du débat du Café-philo du 24 septembre 2014 à Chevilly-Larue.
Animateurs : Edith Deléage-Pertunski, philosophe. Guy Pannetier. Danielle Vautrin
Modératrice : France Laruelle.
Introduction: Florence Desvergnes.
Introduction : La citation « Vox populi, vox Dei », selon la notice historique de Wikipédia, est « […] généralement traduite par « La voix du peuple  est la voix de Dieu», ce qui soulignerait l’importance de l’avis du peuple dans le régime démocratique et dans certaines institutions religieuses. Cette citation a été détournée dans  l’expression « Vox populi, populus stupidus ». Cela se rapproche d’ailleurs d’un des premiers textes originaux d’où est extrait cette locution, dans une lettre de Alcuin à Charlemagne en 798 : « Nec audiendi qui solent dicere, Vox populi, vox Dei, quum tumultuositas vulgi semper insaniae proximi sit », qui se traduit par : « Et ces gens qui continuent à dire que la voix du peuple est la voix de Dieu ne devraient pas être écoutés, car la nature turbulente de la foule est toujours très proche de la folie ». Elle apparaît d’abord pour désigner le mode de reconnaissance des saints dans l’église catholique : c’est la réputation de sainteté dans le peuple chrétien qui fait le saint jusqu’au XIIIème siècle. […]
Dans ce cadre-là, elle signifie plutôt : « Si le peuple pense qu’il est saint, c’est que Dieu doit aussi le penser ». C’est en 798 que le moine anglais Alcuin écrit à l’empereur Charlemagne qu’il faut se méfier de la voix du peuple, notamment en ce qui concerne l’élection par acclamation, afin d’éviter l’influence d’une émotion populaire éphémère et de permettre les conditionsd’un jugement historique dépassionné. […] »
Selon le Petit Larousse illustré : « C’est un adage suivant lequel on établit la vérité d’un fait, la valeur d’une chose, sur l’opinion du plus grand nombre. »
Cela nous pose donc beaucoup de questions :

– Est-ce qu’on peut avoir raison contre tout le monde ?
– Est-ce que l’opinion du plus grand nombre est la bonne ?
– Certains ont-ils toujours tort d’avoir raison avant les autres ?
– Le fait majoritaire est-il la pire des dictatures ?
– Que penser de l’adage « il n’y a pas de fumée sans feu », avec lequel on a justifié des propos ?
– On peut aussi se poser la question : comment se forme l’opinion, avec le rôle des leaders d’opinion et la part de manipulation pour conduire les opinions ?
– On peut se poser également la question quant au rôle des médias, au rôle des partis politiques ; et aussi, la question de : comment mesure-t-on l’opinion ? Maintenant nous avons les sondages, mais qui va vérifier les sondages ?
Et puis, il y a quelque chose qui paraît plus logique, c’est le vote. Et la question suivante est : est-ce que la démocratie est à dimension variable ?
Donc, pour parler du peuple, on va directement dans la Constitution de 1958, dont l’article 1 se nomme : « De la souveraineté ». L’article 2 dit : «  Le principe de la République est le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple ». Il est précisé dans l’article 3 : « La souveraineté nationale n’appartient qu’au peuple qui l’exerce par ses représentants et par voie de référendum. »
Il existe aussi l’autodétermination, mais qu’en est-il du droit à l’autodétermination des peuples ? Si on fait l’histoire de ce sujet, cela n’a été attribué que de manière très parcimonieuse. Ce qui pose problème, c’est la définition juridique du « peuple », car, le plus souvent, c’est le serpent qui se mord la queue, parce que le peuple, dépend en général de l’existence d’un Etat. Mais qu’en est-il des minorités qui sont à l’intérieur d’un Etat ?
Dans le Petit Larousse, il y a six items définissant le mot « peuple », dont :
Ensemble d’hommes habitant ou non sur un même territoire et constituant une communauté sociale et culturelle.
2°  Ensemble d’hommes habitant sur un même territoire, régis par les mêmes lois et formant une nation.
3°  Ensemble de citoyens en tant qu’ils exercent les mêmes droits politiques.
4°  La masse, les gens de condition modeste ou anonymes par opposition aux possédants, aux élites.
Formule vieille et vieillie : foule, multitude.
Alors, comment les peuples peuvent-ils disposer d’eux-mêmes ?

Selon la notice de Wikipédia sur « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (extrait) : « L’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes découle directement de la philosophie des Lumières, notamment de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau …… (Voir cet article sur Wikipédia).  
Néanmoins, outre les désirs d’autonomie de certains peuples à l’intérieur du territoire métropolitain et de peuples habitant certaines contrées stratégiques, il en va du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme de l’adage « vox populi, vox Dei ». Il est facile de faire parler le peuple tout autant qu’il est facile de manipuler une foule.

J’ai bien entendu ce qui a été dit dans l’introduction sur le peuple, mais je ne me suis pas placée en termes politiques, ni en référence au christianisme pour étudier cette parole : « Vox populi, vox Dei », mais en termes métaphysiques et, si possible
donc, philosophiques. Cette expression suppose qu’il y ait un rapport entre le peuple et Dieu.
La voix du peuple n’est la voix de Dieu que si le peuple se réfère à Dieu. Sinon, s’il n’y a aucun rapport entre les deux ; il n’y a pas de raison qu’ils soient la voix l’un de l’autre.
J’entends voix au sens de « parole », de « pensée » et pas de pouvoir ou de politique, ce qui est autre chose.
Si l’on veut faire dire à ce dicton que la voix du peuple serait sacrée, cela je ne le crois pas.
Le peuple s’est souvent lourdement trompé au cours de son histoire et a pu être la proie de sentiments de haine, de violence et de vengeance. C’est sur ces ressorts belliqueux que jouent les partis populistes afin d’envoyer le peuple en première ligne pour monter au créneau, comme dans les guerres, par exemple.
La logique de la voix du peuple comme étant celle de Dieu se comprend mieux dans le cas d’un peuple « élu » de Dieu pour réfléchir au devenir du monde. C’est, par exemple, ce que le peuple juif a fait lors de divers tournants de l’histoire de la pensée : Moïse et sa loi, Jésus et son message d’amour universel, Marx et sa vison sociale du monde, Freud et la psychanalyse, Einstein et la théorie de la relativité en sciences, René Cassin et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme… D’autres ont changé le cours des mentalités à leurs époques et ont fait progresser la pensée universelle en permettant
l’évolution des idées à l’échelle internationale, donc au-delà des singularités et en s’adressant à toute l’humanité – comme Dieu ? -. Leur voix a touché à l’universel et à un méta niveau que l’on peut qualifier de divin, au sens non religieux ou alternatif à des religions qui avaient perdu leur âme.
Si Dieu est Dieu, l’humain ne peut pas le contenir ou l’annexer.
Pour que la voix du peuple soit la voix de Dieu, il faut que le peuple développe une pensée et une attitude différente de celle d’un vulgum pecus, d’un simple humain matérialiste athée, comme souvent de nos jours, dont la voix ne sera jamais divine par définition, puisqu’il ne se réfère pas à Dieu. Mais elle peut être humaine et cela peut lui suffire.
Toutefois, ce que dit l’humain n’est pas nécessairement parole divine.
G Concernant la formulation d’Alcuin sur « Vox populi, vox Dei » (dans sa lettre de 798 à Charlemagne), la notion de sacré, qui va être exprimée comme « voix de Dieu », n’est pas forcément liée à un dieu quelconque, pas plus qu’à un peuple élu. Le sacré a existé chez les animismes, les païens, bien avant les religions monothéistes.
De fait, il dit que cette voix est à prendre en compte tout autant que la voix d’un dieu, d’une puissance, d’une entité considérée comme sacrée.
Reprenant l’aspect social et politique, la « vox populi » qui reflète le mieux cette appellation reste le droit de vote, même si nous savons qu’il y a là auparavant un gros travail de préparation des esprits. Mais, lorsque la moitié des électeurs ne participent pas à la consultation, peut-on encore vraiment parler de la voix du peuple et s’en réclamer ?

De nouvelles consultations se profilent : on nous offre la possibilité de choisir (principe démocratique), mais on ne nous donne pas vraiment le choix.
Interviewé le 21 septembre 2014 au Journal télévisé de France 2, l’ex-Président utilisait un peu la même formule en disant : « J’ai envie, mais je n’ai pas le choix. »
Nous entendons souvent dire qu’entre deux forces qui défendent un modèle de contrat social en fin de vie, deux forces qui se repassent le mistigri, qui sauvent la face de la démocratie, et l’option d’une aventure dangereuse, nous risquons fort que l’expression dominante soit encore, hélas, une fois de plus, une non-réponse du peuple. Le risque est grand que l’offre pour la « vox populi », la voix du peuple, soit une « voie » sans issue.
Il y a encore peu, on riait avec cette phrase de Desproges : « L’enfant croit au Père Noël. L’adulte non. L’adulte ne croit pas au Père Noël. Il vote ». Aujourd’hui, cela ne fait plus rire du tout ; une large part ne vote plus, ne croit plus en rien du tout ; la « vox populi » est un grand silence.
G Quand on consulte Google, on apprend qu’il y a plusieurs origines à cette locution latine : origine romaine, origine chrétienne, origine anglaise, toutes  au moment de la constitution de l’empire ou de la nation. Cette locution aurait ainsi, selon ses origines,  une signification politique.
Sa traduction en français est « la voix du peuple est la voix du dieu » (de Dieu, des dieux, selon qu’on se situe dans une perspective monothéiste ou polythéiste), c’est à dire que la voix du peuple est une voix divine. Ceci nous renvoie à une autre question : quel est le sens du terme « le peuple »? Quand on consulte les  dictionnaires, « voix du peuple » est traduit par « voix du plus grand nombre », ce qui occulte sa signification politique.
J’ai aussi appris que cet adage aurait été prononcé par Danton pour valoriser le régime politique alors mis en place par l’ensemble des évènements de la « Révolution française ».
Tout ceci m’a entraînée à réfléchir aux significations contemporaines de cette formule.
Dire  aujourd’hui que la voix du peuple est une voix divine, c’est d’une part  accorder au peuple une valeur absolue et c’est d’autre part affirmer qu’il n’y a pas dans la cité d’autre divinité que celle du peuple : c’est affirmer la valeur de la démocratie laïque.
Je m’explique : démocratie, en grec ancien, signifie le gouvernement (kratein) du peuple dèmos), mais dans la Grèce du 5ème siècle avant Jésus Christ a lieu une transformation radicale, c’est le passage de la royauté despotique d’Athènes à la démocratie et c’est l’invention de la démocratie athénienne, modèle de toutes les démocraties. Elle s’est réalisée par trois  réformes (les réformes du législateur Clisthène) : 1) Réforme du calendrier : l’année n’est plus divisée en douze mois, mais en dix décades;  2) une réforme administrative: la ville est divisée en dix quartiers, et enfin, 3) une réforme des institutions politiques : le parlement (le législatif) comprend 500 membres (c’est à dire 50 représentants de la population pour chaque quartier) et le gouvernement (l’exécutif) est confié à un quartier, chaque mois, avec rotation des quartiers. Donc, vox populi, c’est bien la voix du peuple au sens politique, la voix du peuple assemblé pour légiférer d’une part et gouverner d’autre part. Gouverner, c’est à dire tenir le gouvernail pour orienter le vivre ensemble dans la cité. Ce ne sont pas les dieux qui gouvernent dans une démocratie, c’est le peuple.  En ce sens, la démocratie est laïque (du terme grec ancien « laios », qui signifie « le peuple profane »,  le peuple assemblé devant le temple (pro-fanum) et non pas dans le temple, qui, lui, est habité par les dieux. C’est la séparation du politique et du religieux.
Ceux qui, aujourd’hui, disent « vox populi, vox dei », ce sont ceux qui refusent le despotisme,  a fortiori la tyrannie, et l’anarchie aussi. Ce sont ceux qui veulent réaliser le pouvoir démocratique et aussi refuser que le pouvoir politique soit confondu avec le pouvoir religieux,  refuser toute théocratie. Mon inquiétude, aujourd’hui, c’est que nous soyons dominés par des guerres revendiquées par des pouvoirs  religieux qui mettent en péril toute volonté démocratique.
GJe pense à Hitler, à Mussolini : ils savaient enflammer les foules, et les foules sont prêtes à tout ; l’expression de la foule peut être épouvantable, car les gens ne pensent plus par eux-mêmes. La foule, c’est une des composantes du peuple ; elle peut changer très vite, se montrer versatile. L’exemple nous était donné dans l’œuvre de Shakespeare César, où Marc Antoine après le meurtre de César, va, par sa rhétorique, complètement retourner la foule qui criait vengeance.
G Le sujet a été abordé sous ses aspects : politique, religieux, juridique et historique. Replaçant ce sujet dans l’actualité et la situation de la France, je pose la question, à savoir si l’expression et la voix du peuple ne sont pas limitées entre deux options ? La première est qu’il faut arrêter les terroristes, donc c’est légitime que l’on bombarde pour détruire cette menace, ou alors, si on ne le fait pas, on ne peut qu’accepter l’autre option ; laissez faire ce fanatisme digne du Moyen-âge. Donc, le peuple français a peur de se prononcer pour l’une ou pour l’autre option. Bien sûr que la voix du peuple va se prononcer majoritairement pour les bombardements, pour la guerre. Donc, c’est le dilemme de savoir dans quelle mesure la voix du peuple peut être manipulée.
Comment un peuple comme la France peut-il accepter que la solution serait d’éliminer un autre peuple ? D’un côté, on entend les arguments du pourquoi il faut frapper, de l’autre, on entend que ce pays (la France) a été un colonisateur, qu’il volé le pétrole. Il y a manipulation d’un côté comme de l’autre. Dans une conférence récente, le professeur Jean Ziegler disait qu’en tant que citoyen, il refusait cette alternative. Ce qu’il faut faire, c’est établir des relations avec l’autre, essayer de comprendre, parce que le problème est : qu’est-ce qu’il y a derrière ? C’est, pour lui, l’heure du dialogue et le temps d’inviter tout le monde à la table des discussions, avec tous les pays. Je crois que la voix du peuple est très complaisante et cela n’aide pas à résoudre les problèmes.
G La locution « Vox populi, vox Dei » s’écrit toujours avec un D majuscule, ce qui précise qu’il s’agit de Dieu et non pas d’un dieu.
La voix, c’est d’abord le monde de l’oralité ; l’oral, c’est le contact immédiat avec quelqu’un, avec un public ; c’est la voix d’un orateur, d’un tribun, d’un dictateur.
D’abord, on veut faire passer un message, puis « le bouche à oreille » va l’amplifier et devenir la voix de la masse, de l’opinion publique.
L’opinion exprime des opinions, mais le plus souvent elle exprime des revendications, pour demander que quelque chose change.
Lorsque l’expression « vox populi, vox Dei » est utilisée sous Charlemagne, puis au Moyen-âge, le latin est parlé par tous les érudits ; cette locution latine est devenue proverbiale. Son origine serait très ancienne.
En faisant une recherche sur Internet sur « Vox populi, vox Dei », on constante que cette locution se retrouve dans de très nombreux textes de toutes époques et de plusieurs pays
(avantage du latin). L’érudit italien Giuseppe Fumagalli (1863 – 1939) a cherché l’origine de nombreuses citations italiennes et étrangères ; il indique que l’expression « Vox populi, vox Dei », qui s’est fixée depuis la lettre d’Alcuin à Charlemagne, s’inspire probablement d’un verset de la Bible, le verset 6 du chapitre 66 d’Isaïe, ainsi que des versets 214-215 du livre 3 de l’Odyssée d’Homère et les versets 761-762 de l’œuvre Les travaux et les jours d’Hésiode.
Dans divers textes plus ou moins anciens trouvés sur Internet, la locution sert souvent d’argument ou de justificatif pour affirmer la volonté ou la souveraineté du « peuple », notamment face à une ancienne autorité établie contestée, pour transcender cette volonté.
Dans l’ouvrage L’improvisateur français (Tome XV) par Sallentin (de l’Oise), publié en 1805, page 180, il est écrit à la rubrique : « PEUPLES. – (Voyez Populace) : – Populus semper populus. Le peuple est toujours le peuple, dit le proverbe. – La voix du peuple est, dit-on la voix de Dieu. Vox populi, vox Dei. – C’est faire beaucoup d’honneur au peuple et fort peu d’honneur à Dieu. Au reste dans tout ceci, il y a peuple et peuple. »
Le N° 48 du 29 septembre 1861 de la revue L’école normale, journal de l’enseignement pratique (sous la direction de Pierre Larousse) consacre dans la rubrique « Flore latine » une notice sur la locution « Vox populi, vox Dei », dont voici des extraits : « Il est rare que le  jugement de tous ne soit pas la révélation du vrai et l’instinct du bien. […] Mais il ne faut pas confondre la voix du peuple avec les bruits populaires. Le proverbe ne signifie pas qu’il faut adopter l’avis de la multitude ignorante. » […] « Vox populi, vox Dei, je ne sais si jadis ce proverbe s’appliquait juste ; mais si jamais il a dit vrai, je sais qu’aujourd’hui vox Dei, quand elle prend pour organe vox populi, est assez mal écoutée, et qu’on ne se gêne pas pour lui dire : Taisez-vous, impertinente, vous êtes une factieuse. Victor Durange, L’artiste et le soldat. » « Vox populi, vox Dei, avait répondu Danton, en entendant le coup du tocsin du 2 septembre, à un député qui le pressait d’intervenir en faveur des victimes. Lanfrey. » « Le régime représentatif a élevé aujourd’hui le vieil adage, vox populi, vox Dei, au rang d’article de foi politique. »
Plus récemment, Michel Poizat a publié en 2001 aux éditions Métailié un livre intitulé « Vox populi, vox Dei : voix et pouvoir ». Il y écrit que « Le nazisme a entretenu en effet des liens d’une force exceptionnelle avec les enjeux de la voix et du musical. […] Quant à l’adage « vox populi, vox Dei » inutile d’en souligner la pertinence ici. Mais il nous faut d’abord le décaper de la couche de familiarité qui en ternit les couleurs et en raviver les angles que l’usure due à sa banalisation a émoussés. Nous pourrions alors l’entendre à nouveau dans sa pleine signification, occultée, refoulée même pourrait-on dire, par le sempiternel « sens figuré » que cet encrassement lui affecte. […]Enonçons-le en français : « la voix du peuple, c’est la voix de Dieu ». La singularité – et la force – de cette locution resurgit aussitôt : quand le peuple donne de la voix, c’est la voix de Dieu lui-même qui se fait entendre. Assertion sacrilège ?
Profanation de la voix divine ? ou au contraire sacralisation de la voix du peuple ? ou les deux à la fois ? Nos systèmes démocratiques sont pourtant en quelque sorte fondés sur cette formule à bien des égards énigmatiques (ne serait-ce que quant à ses origines).
Dans le principe démocratique, lorsqu’on dit qu’on exprime un choix, on dit qu’on exprime une voix, qu’on donne sa voix.
G On a mis Dieu à toutes les sauces dans les locutions verbales et les dictons : « Ce que femme veut, Dieu le veut ! », etc.
Revenant à la foule, si elle n’est pas vox Dei, elle n’en est pas moins une forme d’expression du peuple, non pas expression orale, mais expression qui découle de l’émotion,  de l’émotivité comme réaction. Dans l’expression de la foule, le moi, nous dit Freud, disparaît et est absorbé dans une identité autre qui le subjugue. Il n’y a plus de réflexion individuelle, il y a un comportement mimétique. Ceux qui travaillent, qui étudient l’opinion publique, connaissent ce phénomène de mimétisme ; ils savent très bien, par exemple, que programmer et distiller certaines informations avant de faire un sondage va déterminer les réponses. Il y a une réaction qui est beaucoupplus d’ordre émotionnelle et sera le choix d’un sondage qui va dans le sens que l’on souhaite, puis la publication de certains de ces sondages bien choisis (car de très nombreux sondages ne sont jamais publiés) va déterminer l’opinion de ceux qui n’ont pas vraiment d’opinion, ceux qui se fient, se rallient, à l’opinion majoritaire ; c’est l’opinion des autres renvoyée en miroir.
Par ailleurs, les terribles manipulations des fascismes au 20ème siècle (Espagne, Allemagne,
Italie) avait tant marqué les esprits, qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Comité National de la Résistance a mis en place un texte pour que les rédacteurs des journaux soient totalement indépendants des pouvoirs politiques, des pouvoirs financiers, des idéologies, politiques ou religieuses, afin que la « vox populi » ne puisse être manipulée. A partir de là était prévu que le rédacteur en chef d’un journal d’opinion était nommé par les rédacteurs du journal (comme cela a existé longtemps au journal Le Monde sous la direction de Hubert Beuve-Méry). Cela a disparu. Le rédacteur en chef, celui qui définit « la ligne politique du journal », est nommé par l’actionnaire principal, et, selon l’adage, « celui qui paie l’orchestre, choisit la musique ».
Revenant sur la « vox populi » en tant qu’argument du plus grand nombre (argument ad
populum : si tout le monde pense comme cela, la majorité ne peut pas se tromper, alors je ne vais pas me singulariser), j’ai entendu un journaliste, qui, questionnant un homme politique, disait avant que la réponse arrive : « l’opinion généralement admise veut que… »
Cette opinion du plus grand nombre nous a valu cette sentence « philosophique » de Coluche : « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ! »
G On a beaucoup parlé de la « vox populi » ce soir, mais, moi, ma question c’est comment accéder à la voix de Dieu, comment avoir une expérience de la transcendance du divin ?
Nous parlons de l’emploi important de cette expression au Moyen Âge, mais à cette époque, le régime était une monarchie de droit divin et, ipso facto, ce que disait le peuple, qui était christianisé, en étant sujet du roi, c’était la parole « divine » du roi, ce que contesteront Les Lumières et la Révolution. Aujourd’hui, compte tenu de la séparation des
Eglises et de l’Etat, l’expression prend un tout autre sens.
Cette formule de nos jours me semble plutôt comme une métaphore ; ce n’est plus la voix de Dieu, c’est la voix de la majorité qui s’impose comme du divin.
GEffectivement, aujourd’hui, il me semble que la voix du peuple est divinisée dans ce régime démocratique. Elle est considérée comme une valeur absolue, mais ce n’est pas l’opinion, ni la foule, c’est la voix de ceux qui s’expriment politiquement pour dire qu’ils veulent ceci ou cela dans un régime qui autorise leur expression.
Je ne confonds pas peuple et foule, ou peuple et grand nombre, et je ne confonds pas non plus, voix et opinion. Le peuple, quand il s’exprime dans une démocratie, exprime une aspiration, des revendications qui sont considérées comme ayant une valeur absolue.
G La voix du peuple français existe-elle ou n’existe-elle pas ? A l’origine, d’accord, c’était
considéré comme divin, sacré, mais, au fur et à mesure de l’Histoire, cela se transforme et  devient une formule, comme une image, parce que la réflexion est de moins en moins profonde et qu’il y a de moins en moins de spiritualité, avec ou sans Dieu. Il y a un écrivain
italien, Raffaele Simone, qui dit (en substance) qu’actuellement les sociétés occidentales ne se mobilisent que sur trois choses. La première, c’est la consommation, la seconde, c’est les divertissements et la troisième, c’est le soin du corps, lié au narcissisme et à l’égoïsme.
Depuis la Révolution française, le peuple français a été appelé à se prononcer dans des élections et on a même inventé à l’intérieur des partis, des primaires. Mais entre les propos de campagne et la politique mise en place, le peuple ne s’y retrouve plus. Les moyens du peuple dans une société moderne, avec tous les moyens de communication, comme les réseaux sociaux (par exemple), se substituent de plus en plus à la voix du peuple telle qu’on l’entendait avant.
G Le peuple donne rarement son avis. Les élections lui permettent d’élire des représentants qui vont faire les lois et gouverner à sa place et parfois en son nom, sans qu’il puisse intervenir. Nous sommes toujours gouvernés par une oligarchie qui protège ses privilèges.
Ce sont les élus qui sont déterminants actuellement pour gérer un pays et pas le peuple qui n’a que son bulletin de vote pour choisir ses représentants, mais qui après doit déléguer.
G Le poème de Florence :
Instantané
Des milliers de papillons bleus ont scellé
le cours d’un destin si prévisible
que toutes les boules de cristal
étaient en grève… Les chiffres dansent
Une ronde implacable, comme des korrigans
joueurs, si tu râles tu es mort. Les cartes se brouillent
derrière le paravent. Dans la cabine d’essayage
un mystérieux rituel se joue. Le plexiglas
est un petit volcan qui vomit sa lave
de papier. Rien ne va plus…
Les jeux sont faits !
G La notion que les idées des élites définissent l’opinion des peuples est dans le droit fil de la pensée  platonicienne.
Dans un texte attribué à Xénophon, (environ quatre siècle avant notre ère) et qu’on appelle « La Constitution des Athéniens », ce dernier explique cette option, je cite de mémoire :
Les meilleurs, ceux, qui peuvent émettre les meilleures idées, sont les moins nombreux. Par contre, ceux qui sont les plus nombreux ne sont pas les meilleurs et donc ne sont pas ceux qui ont les meilleures idées. A partir de là, ou le nombre décide, ou la qualité des individus prime, et l’on donne le ministère de la parole aux moins nombreux, les meilleurs. Mais l’auteur déjà nous dit, nous prévient, que les meilleurs vont agir et parler dans leur intérêt, et non dans l’intérêt des plus nombreux.
En quelque sorte, la pensée dominante, la vox populi, la doxa, ne sera que la pensée des dominants, d’où ce problème permanent de la parole dans la démocratie.
Dans ce même ordre d’idée, Pierre Louis Roederer, député libéral sous la Révolution française analyse dans ses écrits l’opinion et y révèle le mépris manifeste qu’il a pour le peuple. Pour lui : « L’opinion publique prend sa source au sommet de la pyramide et va toujours en descendant dans les classes inférieures. »
En 1827, François Guizot, homme politique plusieurs fois ministre sous la Monarchie de Juillet (notamment ministre de l’Instructionpublique de 1832 à 1837), et le philosophe Pierre-Paul Royer-Collard participent à la fondation de la société « Aide-toi, le ciel t’aidera » ; il s’agit de rassembler dans des cercles la bourgeoisie d’affaires et des membres de la gauche démocratique, afin d’influer sur la politique et de protéger des intérêts communs. Ils avaient  déjà créé ce que nous appellerons des « Think tanks » (« réservoirs à idées », sources d’influence).

C’est aujourd’hui dans ces laboratoires à idées, ces « chapelles » où se retrouve la sainte trinité du libéralisme économique : Finance – Pouvoir – Médias, que naissent les idées et les éléments de langage que reprendront des dircom, que diffuseront vers le peuple, les médias. Des sociologues ont souvent utilisé l’expression de « colonisation des esprits » ou « la part du diable » et non de Dieu.
G « Vox populi, vox Dei » fait partie des expressions qui ont perdu la force qu’elles avaient à l’origine et qui finissent par n’être que de simples locutions sans profondeur, plus ou moins encore fréquemment utilisées, plus par pédantisme ou par snobisme, car tout ce monde n’emploie pas couramment, j’imagine, cette expression latine de « vox populi, vox Dei ».
Dans une société laïque devenue très désacralisée, personne ne va plus dire que c’est un blasphème de mêler Dieu à ça. Comment pourrait-on encore parler au sens propre de diviniser la parole du peuple, en en faisant une vraie « parole d’évangile » ?
Références des livres cités :
Vox populi, vox Dei : voix et pouvoir. Michel Poizat. Editions Métailié, 2001.
Le gouvernement d’Athènes. Attribué à Xénophon.

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