Thème: Le bon sens n’est-il que réalisme ?

Restitution du débat. Café-philo de l’Haÿ-les-Roses
14 janvier 2008

Descartes, par Frantz Hals. 1649. Musée du Louvre

Descartes, par Frantz Hals. 1649. Musée du Louvre

Introduction : Guy Pannetier : « Le bon sens est la chose la mieux partagée », dit Descartes dans le discours de la méthode, et il poursuit :   « C’est la puissance  de bien juger, de distinguer le vrai du faux, qui est proprement ce qu’on appelle le bons sens, où la raison est naturellement égale en tous les hommes ». Mais le bon sens n’a pas alors la même signification qu’aujourd’hui. Dans l’univers de Descartes il évoque plus,  la raison. Depuis nous lui avons donné une autre signification. On a souvent fait un attelage de bon sens et réalisme. Le réalisme nous dit que nous manquerions de bon sens en croyant ce que l’on souhaite, et non pas ce que l’on a sous les yeux. Le bon sens serait la seule vraie connaissance, une connaissance intuitive, qui échappe à l’analyse.
Une anecdote raconte que : Le philosophe Leibnitz voyageait avec un autre philosophe dans une région un peu montagneuse. Le cocher arrêta la voiture, il avait un  glissement de terrain, la route n’était pas large. Le cocher regardait, allait et venait, observait, réfléchissait. Les deux philosophes se mirent à calculer le poids de la calèche, la force de deux chevaux, la pente, et dirent au cocher : « après avoir fait une étude, nous pensons que nous pouvons passer ». « Je ne veux pas passer, on va y rester », répond le cocher. Les deux philosophes se mirent en discussion, puis déclarèrent au cocher. « Là où le cocher ne passe pas le philosophe ne passe pas ! ». Malgré toute leur science ils s’en remettaient au bon sens du cocher. Cela veut dire qu’il faut laisser à chacun le bénéfice de ses expériences, simple réflexe de bon sens.. Le bon sens est peut-être plus du côté des matérialistes qui voient le monde tel qu’il est, que du côté des idéalistes. Comme tout concept le bon sens n’échappe pas aux dogmes : pour les croyants la raison première c’est le créateur, ça tombe sous le sens, et pour l’athée c’est un non-sens. En fait, sommes-nous  bien sûr que le bon sens soit à ce point partagé par tous ? Que le bon sens soit la seule et bonne voie du discernement ? De la raison ? Du jugement sûr ?  On peut parfois en douter ! On va l’évoquer. Pensez-vous que nous devons-nous nous fier au bon sens, et de là, ne nous fier qu’à nos perceptions, à ce qui est réaliste, qui ne se fie pas à l’imagination, à la fiction, ni aux désirs qui se prendraient pour des réalités. Cette idée du bon sens dispose d’un arsenal d’expressions pour la valider, je ne doute pas de votre bon sens et vous allez nous en parler.

Débat : ⇒ Comment nous situons-nous par rapport au bon sens ? Est-ce que nous considérons tous que nous en avons bien assez, (comme nous l’a dit Descartes). Le bon sens c’est parfois de ne pas être réaliste. Dans une société où on ne maîtrise rien, peut-être est-ce plus réaliste d’être rêveur ou artiste, créateur que d’être dans la « real politique ». Peut-être que le bon sens c’est d’être utopiste.., le réalisme est mutilant, c’est souvent un seul aspect des choses. Bon sens et réalisme ne me semblent pas aller naturellement ensemble.

⇒ Il semble que le bon sens soit basé sur l’expérience… « Consulte une personne expérimentée, mieux qu’une personne qualifiée » (proverbe), donc mieux vaut pratique, expérience, que des théories

⇒ Quelquefois l’expérience ça peut être fatal, si cinq fois de suite il s’est passé telle chose, et qu’à la sixième on s’y attend et il en est autrement…

⇒ On parle de savoir théorique et de savoir expérimental, le bon sens ce n’est pas la chose la mieux partagée, mais la mieux partageable ; c’est-à-dire que des sagesses populaires qui ont des siècles d’existence, ont deux sens, elles ont deux entrées, deux versants, elles sont réalistes et utopiques. Par exemple  pour « on ne prête qu’aux riches ! » ; on peut entendre que cela assure d’être remboursé, et cela peut vouloir dire, « aux pauvres on donne ! ». « Un tiens ! Vaut mieux que deux tu l’auras », ça peut signifier, posséder peu mais sûrement, ou « un don vaut mieux que des promesses »….

⇒ L’expérience joue quand même un rôle dans ce qu’on appelle le bons sens en général. L’homme « animal raisonnable » agit en fonction de ses idées raisonnées ; en principe tout le monde est doté de raison, soit comme l’a écrit Descartes  « le bon sens est la raison naturelle qui permet de distinguer le vrai du faux»; la vérité n’est pas donnée, elle est à rechercher par chacun, c’est  par la pensée et le raisonnement qu’on a trouvé ce qu’on appelle, le bon sens…

⇒ On a parlé d’expérience, mais il faut il faut tenir compte des probabilités : « Des causes semblables nous attendons les mêmes effets » (Hume), il faut que la raison soit en accord avec ce qu’elle connaît, « c’est justement parce que nos perceptions, puis nos idées proviennent de nos sens », « ce qui est », la réalité,  nous pensons que nos sens ne peuvent nous tromper, alors on s’en remet à eux seuls,  ce qu’on appellera  bons sens ! Le bon sens a des ornières, « tous les cygnes sont blancs » a-t-on dit, jusqu’à ce que l’on découvre quelques cygnes noirs en Australie, mais dans le langage, ils restent blancs…Le bon sens n’est pas la chose la mieux partagée : lorsque le 11Septembre 2001, à New York un avion éventra la seconde tour, et que celle-ci commença à craquer puis à s’effondrer, les gens se sont précipités en dévalant à toute vitesse les escaliers. Les haut-parleurs ont alors intimé l’ordre à tous les salariés de retourner à leur poste de travail. Quels sont ceux qui ont agi avec le bon sens, le bon réflexe ? Seuls ceux qui ont désobéi eurent en grande partie la vie sauve.

⇒ Il faut différencier le bon sens et le sens commun. Imaginons : si l’on interrogeait 1000 personnes confrontées au cas des tours  du 11 novembre,  900 nous diraient qu’il faut rester au bureau…, le sens commun n’est pas toujours bon sens, au sens de juste, de meilleur choix….

⇒ Un bon sens populaire  c’est utile, cela découle de l’expérience d’une société, un acquis de nombreuses années…C’est l’enseignement de l’Histoire!

⇒ On a dit que le bon sens était connaissance intuitive et on aussi évoqué l’expérience. Par expérience on parle d’un savoir acquis, et attribuerait le bon sens comme un palliatif à un déficit d’études..,  les termes demandent à être bien définis, car pour chacun de nous ils ne recouvrent pas forcement la même chose. Quant aux proverbes liés au bon sens, il y en a toujours un qui dit le contraire : « A père avare, fils prodigue »

⇒ Quel est le sens, le bon sens ; peut-être que le père comme le fils ont des problèmes avec l’argent, chacun dans un sens différent, extrême.

⇒ Il y a des connaissances acquises qui restent irremplaçables, qui démentent toutes les connaissances théoriques. Quant à la tour qui brûle, ceux qui à l’Haÿ-les-Roses (Sept.2005)  sont sortis de leur appartement sont morts asphyxiés : on ne pas parler de bon sens réaliste.

⇒ Le réalisme c’est admettre, comme pour le pragmatisme, « ce qui existe, ce qui est là, la chose présente », on ne part donc de ce que l’on connait, et à partir de là ce peut être dans certains cas le GPS des idées : il n’y a qu’une seule route, et pas plusieurs sens au bon sens. A trop vouloir lier réalisme et bon sens, c’est dire : le bon sens c’est ça ! On doit prendre les idées de tout le monde, « les idées généralement admises », celui qui fait autrement prend « la route maladroite ». Le bon sens majoritaire va nous faire tomber dans les idées toute faites, celles «  qu’on prend comme d’autres prennent l’autobus » (Ortega y Gasset).

⇒ On ne peut donner une définition du bon sens qui vaille pour tout le monde, c’est un chemin de réflexion, d’analyse pour chacun…

⇒ On a du bon sens si on fait le meilleur choix quand on a plusieurs chemins qui se présentent, c’est le bon sens qui nous fait choisir le bon chemin.

⇒ Le bon sens est aussi faculté d’adaptation, une forme d’intelligence, la sauvegarde de soi.

⇒ Est-ce que le bon sens est le même dans tous les pays, dans toutes les cultures?

⇒ Ce qui est le bon sens c’est quelquefois  d’être réaliste, ne pas s’aventurer seul dans une voie, et faire le chemin avec les autres.. ., faut-il se démarquer des autres, c’est toujours une question : sagesse ? Personnalité ? Orgueil ?

⇒ Bon sens, comme choix du plus grand nombre, comme choix réaliste, autre exemple : un reportage en caméra cachée : Vingt personnes, qui sont des acteurs, rentrent dans un ascenseur, puis un cobaye. Les vingt premières se tournent vers le fond de l’ascenseur, l’homme cobaye est le seul tourné vers la porte ; il se dit que la majorité ne peut pas se tromper à ce point, que le bon sens est de leur côté, et la caméra nous montre les pieds de l’homme qui doucement commencent à tourner ….
Ou encore on raconte l’histoire d’un rabbin qui seul connaissait la vérité dans une assemblée de rabbins tous d’accord sur une erreur d’interprétation de la Torah par le Talmud… Que doit faire ce Rabbin : continuer à essayer de transmettre la Vérité ou se ranger à l’avis de la majorité qui se trompe??? C’est d’actualité en politique aussi… Quelle compromission acceptable??? Vraie question philosophique…

⇒ « Il faut avoir le courage d’être minoritaire » (Jean Jaurès)

⇒ Des études sur des bancs de poissons, sur des vols d’oiseaux, ont cherché à savoir pourquoi ils tournaient tous ensemble dans le même sens, (comme pour les étourneaux). En fait chaque individu du groupe réagit immédiatement au mouvement de son voisin sur un temps si court que le mouvement semble simultané… On voit aussi parfois chez les humains cette propension au mimétisme, d’où les moutons (de Panurge) qui vont tous vers le précipice, sauf le « mouton noir » qui ne suit pas, qui ne partage pas le bon sens général!

⇒ On entend parfois : « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué », on intellectualise à plaisir, on oublie le factuel…

⇒ Le bon sens c’est chez les animaux cette notion de pressentir, de partir avant une catastrophe. Très peu d’animaux  sont morts lors du tsunami (26.12.04), les poissons ont senti qu’il se passait quelque chose, les oiseaux ont vu les poissons, lesquels ont en quelque sorte averti les animaux sur terre. Seuls les hommes sont restés !!

⇒ C’est l’instinct qui chez nous serait intuition ?

⇒ A-t-on plus de bon sens aujourd’hui qu’au temps de Descartes ?

⇒ Le bon sens n’est pas le même avec les époques, on n’accouche plus aujourd’hui comme il y a cinquante ans, on enferme plus les bébés dans des langes.., les médecins déjà disaient n’écoutez ni votre mère, ni votre grand-mère…

⇒ Il y a deux bons sens, celui de la personne en face d’elle-même, et le bon sens de la personne qui s’en remet à l’expert, qui fait confiance à autrui.., ça rassure, finalement  le « bon sens » est une expression au sens polysémique.

⇒ Toute la technique qui vient entre l’homme et les choses est un obstacle au bon sens, on fini par être déconnecté…

⇒ C’est trop de technique, de matérialisme, de volonté du seul concret, d’efficacité, le profitable, le rentable, au nom du réalisme..

⇒ On a évoque jusqu’ici soit d’un processus mental par rapport à la réalité, soit de l’action elle-même. Dans un rapport à un ordinateur, pour arriver à s’en sortir il faut du bon sens, avec un minimum de connaissances.

⇒ Dans la technique on ne peut  pas parler de bon sens…

⇒ Formuler une question pour avoir la bonne réponse dans un système comme Internet fait appel au bon sens.

⇒ Bon sens et informatique, ce n’est pas toujours évident. Il y a trente on remettait un PC à une personne dans l’entreprise avec le manuel d’utilisation, on était en programmation directe, c’est-à-dire qu’on apprenait à la machine à répéter des tâches suivant le bon sens des acteurs. Puis sont venus les logiciels, dans leurs différents formats, pas construits à partir du même « bon sens » pas toujours compatibles entre eux. La logique utilisée est toujours un choix d’individu. Si on a grandi avec la console « Nintendo » dans la main, toutes les manips informatisées, ça tombe sous le sens !

⇒ Le bon sens semble appartenir à l’intuitif, à ce qui ne peut être intellectualisé, exemple : avec un archet  de violon, entre le talon et la pointe de l’archet, la pression des doigts n’est pas la même, c’est non pas de millimètre en millimètre, mais de l’ordre du micron, et la pression du doigt.., allez mesurer cela ! Cela se passe entre l’oreille et les doigts. Voilà un exemple du bon sens propre à l’artiste et qui échappe à l’analyse. On ne pourrait pas dresser un robot  à jouer une sonate, il manquera toujours, hors le bon sens, l’émotion.

⇒ Quelle différence mettons-nous entre bon sens et logique ?

⇒ Le bon sens c’est ce qui est admis par le plus grand nombre. La logique parfois nous échappe et on a recours au bon sens.., mais dans le raisonnable il y a une part de passivité.

⇒ Bon sens et logique c’est l’histoire des philosophes et du cocher citée en introduction

⇒ On appelle parfois logique ce qui n’est qu’un réflexe naturel.., se sauver de chez soi quand il y a le feu, au lieu de protéger sa porte et attendre les secours.

⇒ La logique découle de quelque chose « qui est » qui ne peut être autrement, dans le bon sens il y a des notions globales.

⇒ Dans l’informatique il n’y a que des liens, on émiette la pensée, le bon sens n’y a pas sa place, si on échappe à un anneau de la chaîne, c’est fichu !

⇒ Parce que j’ai des problèmes avec l’informatique on me dit que je manque de logique, on ne dit jamais que je manque de bon sens. On a parfois affaire avec celui qui connait tout le système, tout le principe, il a un acquis total, pour lui le passage des différentes étapes tombe sous le sens.

⇒ Peut-on conter sur les philosophes pour nous parler au nom du bon sens. Quand Montaigne petit noble bordelais dicte ses pensées qui deviendront les « Essais », nous avons là un homme qui connait peu les  préoccupations des Français de son époque. De même des philosophes contemporains sont rarement sortis de leur périmètre ou de leur univers social. Il y a quand même des hommes de terrain, il y a des Albert Jacquard près des pauvres, ou un philosophe comme Michel Onfray qui a travaillé un temps en usine. Lorsque ces derniers nous parlent d’après leur bon sens, nous savons qu’ils se sont frottés à la réalité. « Je crois que les intellectuels sont moins clairvoyants que la foule, car leur désir de se distinguer les poussent à se précipiter vers l’absurdité à la mode. Alors que l’individu moyen devine le plus souvent (mais pas toujours) que la mode déteste le bon sens » (René Girard)

⇒ La logique est percevoir le lien entre les éléments, alors que le bon sens est la communion, soit communion avec les gens qui partagent les mêmes idées, ou communion avec des éléments (tel la nature, comme pour le cocher de l’anecdote de l’introduction), un rapport sensuel à la réalité. Le bon sens est peut –être plus dans la sensation, alors que la logique serait analyse, le raisonnement.

⇒ Les paysans savaient avant la météo, quand semer, planter, récolter, faire telle chose  tel jour, en fonction de la lune…..expérience transmise et bon sens paysan…

⇒ « Le bon sens est l‘attention même,  orientée dans le sens de la vie, il est ce qui donne à l’action son caractère raisonnable et à la pensée son caractère pratique » (Bergson). Ce dernier  revient sur la thèse de Descartes d’un bon sens tout entier et présent en chacun de nous, en nuançant sa portée : « Il en serait ainsi  si nous n’étions pas condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés. Pour conserver la vivacité, la promptitude, l’intelligence, nous avons besoin de déposer les poids morts du jugement tout en conservant une constante attention à la vie, c’est souvent cette pesanteur qui nous rend sourd à tout appel du bon sens »

Conclusion : Le bon sens nous enferme parfois et nous protège néanmoins. Le bon sens peut parfois nous ramener à la réalité, nous éviter de nous égarer dans des chimères, il peut mettre à jour les impostures : que ce soit du langage, de l’art, du politique, il nous met en garde sur ce qui « apparaît » ! Son rapport avec le réalisme reste ambigu : le bon sens d’un savant grec lui disait que la Terre était un disque plat ; Copernic, Darwin, Einstein, tous, ont bousculé les réalités d’un temps, une réalité en chasse un autre, et le réalisme échappe au bons sens ! On a parfois situé le bon sens dans le cadre d’une perception intuitive, quelque chose que dont on aurait une connaissance a priori, et qui s’impose avant toute analyse; ce sont des inventions, tous les « fils à couper le beurre » qui tombent sous le bon sens. L’adaptabilité des individus à une situation donnée dénote du bon sens, qui est aussi sens pratique. Pas de bon sens sans réalisme et inversement. Nous demandons à la philosophie de nous apporter les réponses que le sens bon sens ne nous donne pas; les débats du café-philo nous font faire sans cesse des aller- retours, entre monde des idées, réalité, et bons sens. Montaigne parlant du bon sens  nous dit que  devons tous en avoir assez, « car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle (la nature) luy a distribué » (Les Essais II .17.p 652). Et pour finir il est à remarqué que ce soir les Messieurs se sont sagement abstenus de parler  de la logique, du bon sens féminin, afin de ne pas « pourrir » la soirée, c’est  faire preuve de bon sens comme de réalisme !

(Droit de réponse à la dernière phrase) : Les femmes sont le noyau d’un fruit, c’est le bon sens. Les hommes sont l’écorce, c’est le bavardage. Le reste c’est la philosophie ! (Et toc !)

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