Restitution du débat du café-philo
de Chevilly-Larue, le 27 novembre 2019
Animatrice/ Animateurs : Edith Perstunski-Deléage, philosophe. Guy Pannetier. Thibaut Simoné.
Modératrice : France Laruelle
Introduction : Guy
Introduction : Ce thème du « monde change » fait suite, non pas à la chanson d’Alain Souchon qui nous dit « le monde change de peau, sera-t-il laid, sera-t-il beau ? », mais à une phrase que j’ai souvent eu l’occasion de prononcer : à savoir : lors de ces 30 dernières années, les évolutions technologiques ont beaucoup plus changé notre société, que n’ont pu les faire les choix politiques.
Et de nombreux slogans publicitaires reprennent ce thème « le monde change ». Sur une récente affiche d’Europe 1, au coin de ma rue, je lisais « Ecoutez le monde changer ».
Alors oui, le monde dans le siècle passé, avec ses guerres, ses idéologies, ses dictatures, a beaucoup changé. Bien sûr c’est une banalité, un poncif, que de dire « le monde change », ce fait est évoqué de tout temps, « Le monde » écrivait déjà Montaigne « est un branloir prenne. Toute chose y branle sans cesse ».
Mais pour beaucoup, aujourd’hui, nous faisons le constat que nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Que nous avons initié une révolution. Révolution au sens copernicien, passés dans un basculement anthropologique qui restera sûrement, pour les siècles à venir, comme l’époque post-industrielle, comme l’avènement de « l’ère numérique ».
« Nous allons » écrit Michel Serres « vers une époque nouvelle, comparable à la Renaissance, nous allons vers une rupture de culture, vers un homme nouveau ».
Je retiendrai pour ce qu’on peut considérer comme, grands changements, trois facteurs essentiels, à considérer chacun, également dans leurs conséquences :
1° L’évolution fulgurante des technologies.
2° La chute d’un mur idéologique,
3°La globalisation,
Edgar Morin s’exprime également dans cette forme en écrivant : « Le vaisseau spatial terre est propulsé par trois moteurs couplés : Science – technique – Économie, mais », ajoute t-il, « dépourvu de pilote ».
Ces trois facteurs me semblent, être à la base de ces changements de paradigme pour aller, vers une nouvelle société.
1° Les nouvelles technologies : Ces dernières ont changé catégoriquement nos façon de faire nombre de choses. Mais surtout, elles ont contribué à modifier nos comportements, nos rapports les uns aux autres. En quelques années, au-delà de frontières, politiques, géographiques, de langue, une majorité des hommes et femmes sont connectés les uns aux autres 24 heures sur 24, et peuvent communiquer, accéder à une gigantesque bibliothèque (le plus souvent) sans filtre. Cette nouvelle société de la connaissance, c’est un mur qui tombe, un mur qui sera dans l’avenir, sûrement considéré comme plus déterminant, que celui de Berlin.
Conséquemment, les réseaux sociaux, cette nouvelle Agora, ouvrent un univers social peu contrôlable. La connexion de tous avec tous modifie profondément notre « vivre ensemble ». Le flux de l’information crée une dislocation des rythmes; des rythmes multitâches, une propension au zapping, qui ôte du temps de réflexion. Tout cela entraîne une mutation profonde de nos façons de penser découlant de nos façons de communiquer. Cela crée parfois des mondes différents. Mondes différents entre les plus âgés, et les générations « digital natifs » (ceux qui sont nés avec la télécommande à la main) : « La science » dit Michel Serres: « c’est ce que le père enseigne à son fils. La technologie c’est que le fils enseigne à son père »
Tout cela me fait dire qu’il y a basculement anthropologique.
2° La chute d’un mur d’idéologie : Une idéologie, ou, une utopie, qui avait pu susciter un formidable enthousiasme, qui se voulait le « nouveau genre humain », celle-ci a implosé à la suite de la chute d’un mur. (9 novembre 1989) Une autre idéologie semble se nourrir de la dépouille de son adversaire. C’est là un basculement, c’est alors qu’une seule voie politique s’impose sur la plus grande partie des pays du monde. De là, on est face à de sérieux bouleversements sociaux, avec par exemple le transfert de la richesse publique vers le privé, la montée en puissance des multinationales, et nombreux points de mouvements civils, de révoltes de par le monde.
3° La globalisation : « La mondialisation » écrit en 2006 Joseph Stieglitz, dans son livre, Un autre monde, « comporte de nombreux aspects : les flux internationaux, d’idées et de connaissance, le partage des cultures, la société civile mondiale, le mouvement écologique planétaire »
La démocratie, conquête dont le monde occidental est fier, celle-ci s’étiole sous la gouvernance. La globalisation nous promettait d’apporter le bonheur pour tous, un bonheur sans précédent, apporter beaucoup de bénéfice (sans préciser pour qui).
A ce jour, pour ce qui est de l’Europe, par exemple, le constat est d’abord les délocalisations, les externalisations, la montée du chômage, la montée des inégalités, et surtout perte de confiance dans la capacité du politique à répondre à ces nouveaux défis. 70% des citoyens de la planète n’auraient plus confiance dans leurs dirigeants, de même pour les médias.
Cette globalisation a également, entraîné la création de nouvelles structures institutionnelles mondiales, réduisant la souveraineté des peuples. Et, de nouveaux maîtres du monde, le plus souvent anonymes, fixent des règles, des limitations quant aux choix du vivre ensemble.
Alors, ces trois facteurs entraînent, ce qu’on peut considérer comme une nouvelle société. Cette nouvelle voie politique, a entraîné la chute de nombre de barrières, ce sera la dérégulation, modification de nombre de normes, comme par exemple dans le domaine alimentaire, avec l’arrivée de produits génétiquement modifiés.
Sur le plan sociétal, des bouleversements qui, peut-être étaient inscrits dans un cours de l’Histoire sont survenus, puisque « le présent » dit le philosophe Cournot: « est gros de l’avenir ».
Je pense, aux bouleversements sociétaux, à la montée du féminisme, avec ses acquis : la pilule, l’I.V.G., une progression vers plus d’égalité homme/femme.
Et l’on peut également ; penser aux nouvelles applications d’ordre médical qui soulèvent de nombreuses questions éthiques
On peut aussi citer le mariage pour tous. (J’en oublie sûrement)
Il s’agit ici de jugements de faits, pas de jugements de valeur. Tous ces bouleversements semblent, même peu à peu distordre nos références culturelles.
Dans son ouvrage « L’archipel français » l’auteur, Jérôme Fourquet, écrit qu’ « il y a » dans nos sociétés européennes « une évolution culturelle, politique, anthropologique. Et, paradoxe de la globalisation, des sociétés de plus en plus fragmentées, une montée de l’individualisme.., une structure de pensée en voie de dislocation ». J’ajouterais une rupture avec les Histoires des peuples. Les historiens qui découpent en tranches notre histoire, vont-ils ajouter aux strates : Galilée, Darwin : une époque Turing ? Ou Bill Gates ? Bien sûr, je ne veux pas tomber dans le « c’était mieux avant » ni dans un réjouissent béat d’un « vieux monde qui meurt ».
Mais nous sommes bien conscients que nous sommes face à une évolution inégalée, une évolution exponentielle. Par exemple : il a fallu :
1400 générations pour accéder au langage
200 générations pour l’écriture
20 générations pour l’imprimerie
5 générations pour la photo, le cinéma
3 générations pour la télé
2 générations pour l’ordinateur
1 génération pour Internet
Alors ces tout récents changements, peuvent, par leur rapidité, nous mettre pour beaucoup en difficulté pour suivre, s’adapter.
S’ajoute : le problème incontournable des désordres biologiques, écologiques.
S’ajoute la robotisation des emplois, « Le mode de production de la vie matérielle, (écrivait Karl Marx) conditionne la vie sociale, politique et intellectuelle ».
S’ajoute, entre autres, un phénomène de concentration de la population dans des mégapoles,
S’ajoute le vieillissement des populations.
S’ajoute une perte du temps d’attention, une étude évoque une forte régression de l’attention chez les plus jeunes, une attention qui se rapprocherait des 12 secondes. Soit, le temps d’attention du poisson rouge.
Alors, et pour conclure du point de vue philosophique, en tant que spectateurs et acteurs, n’étant pour la plupart, ni technolâtres, ni technophobes, mais en résonance avec cette époque, se pose la question : face à ces bouleversements : comment réagissons-nous ?
Et se pose aussi la question, en ce monde nouveau qui advient:
que gagnons-nous ?
Que perdons –nous ? Et, pour reprendre la chanson de Souchon :
Ce monde qui « change de peau…. sera t-il beau, sera t-il, laid ? »
Débat : ⇒ Lorsque l’on avance en âge, nous avons tendance à revenir sur les années antérieures que nous avons vécues. Est-ce de la nostalgie ou la réalité constatée ?
Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, aujourd’hui par la force des avancées de la technologie, nous sommes obligés de nous y soumettre à savoir :
Une imposition évolutive pour les besoins de la vie courante; exemples : obligation d’utiliser la technologie dite numérique, sans qu’on le veuille, mais par la force des choses, c’est inéluctable, nous sommes obligés de subir.
Prenons un rendez-vous médical, un automate nous répond souvent que les lignes sont occupées et qu’il nous faut rappeler. Nous sommes soumis non à un interlocuteur humain mais à une technologie qui sera de plus en plus sophistiquée. Nous subissons des ordres et les acceptons par obligation : faites ceci, faites cela, etc. Nous faisons nos courses, nous avons toutes et tous, chacun une carte numérique, nos paiements se font aujourd’hui par code, ou sans contact, demain avec votre i Phone vous passerez en caisse, le paiement sera automatique.
Actuellement, vous pouvez rentrer chez vous et grâce à ce i Phone, vous pouvez allumer l’éclairage ainsi que d’accéder à d’autres fonctions. C’est la domotique.
Pour établir notre déclaration d’impôts, aujourd’hui, sans Internet, vous êtes obligés de vous déplacer car, au téléphone c’est un robot qui vous répond et cela devient de plus en plus inhumain. L’utilisation du formulaire papier va devenir inadéquate.
je monte dans ma voiture, le GPS m’indique ma route, la voiture me parle et m’indique sur écran : porte ouverte, frein à main non débloqué, ceinture de sécurité non mise, pneu dégonflé, etc. etc…
Je veux prendre un billet de train en gare, je suis confronté à un automate qui pose des questions qui ne sont pas toujours très claires pour le client lambda.
Je vais à la billetterie bancaire chercher de l’argent en espèce, nous sommes interrogés pour pouvoir effectuer certaines opérations.
Les compteurs EDF, GDF et Eau sont installés pour l’interrogation à distance, sans nous avoir au préalable demandé notre avis d’ailleurs.
Les i Phone, les tablettes, les ordinateurs portables sont devenus courants, les appareils photos sont devenus obsolètes (la Société Kodak a disparu). Pourtant nous avons besoin de les utiliser et évidemment sur le plan financier cela a un coût.
Aujourd’hui la technologie industrielle et médicale est en pleine évolution. L’intelligence artificielle devient de plus en plus sophistiquée et, malgré nous, notre cerveau traite des informations; exemple : nous ne savons si l’environnement est éclairé ou pas, mais une robe sur fond noir rayée bleue devient dorée sur un fond arrière éclairé. C’est une perception subliminale.
La voix est de plus en plus étudiée, par exemple la maladie d’Alzheimer sera détectée 5 ans avant son apparition.
Les cancers seront détectés plus rapidement que le radiologue.
Dans les hôpitaux, les infirmières disposeront de téléphones spécifiques qui leur permettront de dispatcher les patients vers des services concernés.
La robotique sera de plus en plus évoluée, des voitures seront construites sans main-d’œuvre, juste une supervision.
Les navires, les avions, sont construits grâce à la technologie laser et robotique.
Le métro circulera, comme c’est le cas pour 2 lignes actuellement, en conduite automatique.
Toute cette énumération hélas n’est que les prémices de ce que l’on veut changer.
Sur le plan humain, nous subissons toute cette mise en place technologique, nous sommes tributaires de cette nouvelle ère numérique et c’est avec beaucoup d’appréhension que je pense aux générations futures, certes déjà familiarisées à cet avènement mais jusqu’où ira-t-on ?
⇒ Quelles significations des termes changer, et monde ? Si on se réfère au dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey). Changer: se dit « changer en » c’est-à-dire devenir différent, se transformer. Seconde signification : «changer de » c’est-à-dire remplacer une chose par une autre (changer d’avis ….). Le monde n’est pas l’univers comme le rappelle Leibniz pour qui l’univers est une pluralité de mondes. Aujourd’hui, François Forget astrophysicien nous explique à la lumière des découvertes récentes, que l’univers c’est bien des dizaines de milliers de mondes (les exoplanètes…). Parmi les mondes étudiés par les sciences de la vie et de la terre (le monde vivant) et par les sciences de l’Homme (le monde humain), et par les sciences de la société (le monde social), je prends comme objet de réflexion pour la question posée, le monde humain. Et mon problème est : le monde humain dont nous sommes contemporains change-t-il en un monde a-humain ou devient-il inhumain ?
En effet la réalité du monde humain change, se transforme de manière accélérée pour moi en ce qui concerne les catégories, le temps et l’espace comme nous le rappelle Kant. Il n’y a plus de saisons ! Je pense au changement climatique et ses effets en particulier. L’espace n’a plus le même sens, nous pouvons voyager et communiquer avec tous les terriens de n’importe où vers n’importe où. Du point de vue social, les métiers sont remplacés par des emplois. L’organisation de la société, les classes sociales des « temps modernes » (Chaplin) sont remplacées par des inégalités et la hiérarchie de l’argent. Les guerres ne sont plus des guerres d’Etat à Etat ennemi ou de colonisation, mais des « guerres asymétriques ». Mon corps et mon esprit peuvent être augmentés … Alors C’était mieux avant ? (Michel Serres 2018). Ce n’est pas le problème dit la petite Poucette à son grand papa ronchon; le problème est que le monde humain change radicalement mais vers quoi ? Vers quel à-venir ?
Les recherches technoscientifiques peuvent nous conduire à ce que le monde humain soit remplacé par un autre, a-humain. (Cf. Sciences Magazine de juin 2019 : Les 20 inventions qui ont changé le monde ; Sciences et Univers de septembre 2019 : Les 26 défis scientifiques du 21° siècle de novembre 2019. Ce que la science sait de la mort). Et je cite Yuval Noah Harari en 21 leçons pour le 21° siècle « le futur de l’humanité peut se décider sans nous » Après Sapiens, après Homo deus, voulons–nous le transhumanisme ou voulons nous simplement continuer à étudier qui nous sommes vraiment ? De même, Claudie Haigneré la première femme française dans l’espace qui, dans une émission télé (C dans l’air) du lundi 25 novembre 2019 défend le point de vue que l’exploration du Ciel va peut-être permettre de connaître les moyens de mieux vivre sur terre contrairement au physicien qui pense que cela va permettre de fuir la terre qui va devenir inhabitable. Encore Michel Serres qui écrit en 1990 Le Contrat Naturel pour souligner la nécessité et « l’urgence » (qu’il ajoute dans sa préface à la réédition de son livre en 2018) de tisser ensemble le Contrat social (1ère loi : « aimez- vous les uns les autres ») et l alliance avec la nature (la 2° loi : « aimez le monde »). peut nous conduire à ce que l’humain devienne inhumain. Les idéologies qui conduisent à « la guerre de chacun contre chacun » comme nous le rappelle Hobbes et l’intérêt général qui est le fondement de toute société est annulé par les intérêts particuliers.
Les communautarismes (chacun dans sa communauté de genre, d’ethnie, de confession religieuse, de terroir, d’origine sociale..) sont contraires à la recherche du bien commun. A fortiori les identitarismes qui valorisent les identités autochtones, essentielles (et non existentielles) et qui, avec le mouvement culturel de « décolonisation » des arts, des savoirs, de l’écologie…conduisent au refus de « l’appropriation culturelle ». Ces idéologies s’opposent à l’universalité humaine. Le droit à la différence devient l’éloge des différences et le refus de la recherche d’un universalisme considéré comme formel, abstrait et complice de toutes les colonisations. Ainsi, « Touche pas à mon pote » (le slogan du concert de SOS Racisme 1985) devient « touche pas à mon hijab ». Ce qui était « unissons-nous sur ce qui nous rassemble est devenu « unissons-nous sur ce qui me ressemble. La tolérance, sous prétexte de respecter la liberté d’expression, des idéologies totalitaires (régime qui « fonctionne à l’idéologie et à la terreur » soit le totalitarisme selon Hannah Arendt) ou des «fanatiques » (les garants du temple et les clercs intermédiaires entre les hommes et les dieux). Le pardon de ceux qui ont commis des « crimes contre l’humanité » et qui « ne demandent pas pardon ». L’individualisme qui s’exprime en termes de droits, par exemple « mon désir d’enfant, est mon droit à l’enfant », d’où PMA pour toutes et GPA pour tous. L’idéologie de la magie du marché qui conduit à « mon corps m’appartient » à « je peux le vendre ».
Enfin les mots …
Confondre le Bien et le Mal (universels) avec le Bon et le Mauvais (pour moi). Confondre le juste (pour tous) et l’équitable (selon les circonstances). Confondre la justice et la charité. Confondre discrimination (raciste) et inégalité (sociale). Confondre élite et caste, comme dans le cas des « gilets jaunes ». Confondre l’individu et son œuvre (Polanski, Heidegger, Céline). Confondre « balance ton porc » et « me two » ou « nous toutes » et « On ne nait pas femme, on le devient ». Confondre culpabilité (vous les vieux c’est de votre faute si la planète va mourir) et responsabilité « la maison brûle et nous regardons ailleurs ». De plus, les « vegans » ne s’en prennent pas au système productiviste des abattoirs mais aux bouchers et à ceux qui, selon eux, consomment trop de viandes.
Donc, non pas s’indigner mais s’engager pour changer de logiciel et vouloir un changement humaniste du monde.
⇒ Quand on dit que les évolutions technologiques ont changé le monde plus que la politique, le problème est que c’est la faute de la politique. La politique laisse faire. Toutes les évolutions que l’on peut juger néfastes, c’est bien que la politique ne fait rien pour les contrôler. Le monde politique est un monde néolibéral et tout ce qui se passe vient de cela. Le monde a-t-il vraiment changé ? Je n’en suis pas certain. Il s’accélère. Quand on dit par exemple que le numérique est une révolution que l’on peut comparer à une révolution copernicienne, je ne suis pas d’accord avec ça. La révolution copernicienne est une nouvelle idée scientifique qui a mis du temps à s’instaurer et qui a changé notre vision du monde. Le numérique s’est installé comme un outil technique de stockage qui n’a pas changé notre vision du monde au moment où il s’est installé. Il a mis longtemps à le changer, à supposer même qu’il l’ait fait. Ces nouvelles technologies font que nous avons de plus en plus de possibilités qui s’ouvrent ou qui s’ouvriraient à nous. Le contraste de cette société ne change peut-être pas tant que cela, mais c’est le fait que nous avons de plus en plus de possibilités qui s’offrent à nous mais on a de moins en moins de possibilités de les utiliser, et, je pense en disant cela aux médecins, hôpitaux, urgences. Ainsi, l’accélération de notre technologie nous met sous le nez un certain nombre de choses qui sont prodigieusement intéressantes parfois mais qui deviennent inaccessibles pour certains. Je ne pense pas que l’on ait remplacé quoi que ce soit par autre chose dans ce monde. La technologie a évolué. On s’éclaire différemment mais on continue d’être éclairé. Donc méfions nous quand une technologie évolue, d’y mettre autre chose que ce qu’il y a derrière. Car quand on a une technologie à disposition, on pense que les choses ont changé, non ! Les choses n’ont pas changé, elles ont changé de technologie pas forcément de sens. Nous étions jadis, dans une évolution technologique et industrielle, que l’on a eu l’occasion d’appeler un « darwinisme » industriel, c’est-à-dire que les technologies qui s’imposent sont celles qui arrivent à point et elles s’imposent car nous en avons besoin. Et aujourd’hui, dans cette société où le libéralisme et la concurrence sont poussés à leurs extrêmes, on balance tout sur le marché, et on ne peut plus parler de « darwinisme » car on balance même les choses les plus absurdes qui finissent par nous submerger. Ainsi, quand l’humanité met quelque chose en place, elle se fait elle-même dépasser par sa propre création et cela devient incontrôlable et c’est malheureusement un petit peu ce qui nous arrive. Nous ne sommes plus capables de dominer les évolutions car elles vont trop vite. Et, cela car nous sommes dans des sociétés qui sont gérées par des gens qui ne veulent pas mettre des garde-fous pour essayer de maîtriser un peu cette tendance là. Le monde n’a en fin de compte pas tellement changé que ça, il s’est emballé !
⇒ Moi je dirais le monde change et c’est tant mieux. Mais le fait est de savoir si tous les changements sont positifs et apportent une amélioration conséquente à l’être humain. Mais effectivement, je trouve qu’il va un peu vite dans son évolution. Nous n’avons pas le temps de nous adapter à une nouveauté que l’on nous en balance une autre ! Plutôt que d’ingurgiter, il faut déguster !
⇒ J’essaye de penser au garçon de 14 ans que j’étais. Et s’il pouvait voir le monde d’aujourd’hui, il serait totalement déboussolé ! Par contre, cela m’amène à une autre réflexion. C’est que, quand j’avais 14 ans, le monde changeait déjà mais il ne changeait pas pour moi car quand on est jeune le monde change avec nous. Appréhender le fait que le mode change ne se fait pas de la même manière pour tous les âges.
⇒ Un certain nombre d’exemples nous montrent qu’il y a plein de choses qui n’ont pas changé. Ces nouvelles technologies que l’on appelle le numérique nous ont amené une chose, c’est-à-dire des pertes d’emplois du fait de l’automatisation grâce à la numérisation. On parle des réseaux sociaux, c’est un exemple de l’emballement ! On en a eu moult exemples ces derniers temps. La médisance a toujours existé, La Fontaine a écrit des fables sur le sujet, mais qu’à apporté le numérique, l’emballement de cette médisance. L’Ubérisation, pour moi aussi c’est un emballement. Tout cela existait quand j’étais enfant, nous n’avons rien inventé mais cela s’est multiplié car il y a plein de gens qui perdent leur emploi.
Mais il y a aussi des choses très positives, mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt des choses néfastes.
Tu as parlé d’Amazon, mais le pouvoir politique ne veut pas l’arrêter, car c’est une telle puissance commerciale et économique que l’on ne veut pas se dresser devant ces puissants-là que sont les « GAFA » et qui font beaucoup de mal à l’humanité. Ils sont les représentants types de l’économie libérale incontrôlable poussée à son maximum. Si on voulait on pourrait faire quelque chose et arriver à les maîtriser.
Ils sont devenus incontrôlables mais on refuse de les contrôler…
⇒ A ce propos, le Président des USA est intervenu violement en faveur des « GAFA » et il a menacé l’Europe de rétorsions si cette dernière en venait fiscaliser ces « GAFA » qui finalement échappent à tous ces impôts en établissant des filiales un peu partout. Les pays où ils produisent ne sont pas les pays où sont envoyés les bénéfices.
De plus, il n’y a qu’à voir le monde de la consommation qui s’individualise. On peut par Internet, par une application, manger tout seul chez soi. Et on peut aussi travailler tout seul chez soi par le télétravail. Et on voit le gouvernement actuel conseiller aux entreprises à favoriser le télétravail à l’occasion des grèves liées aux transports qui sont prévues en décembre. Et quand je vois le monde associatif avec des personnes qui sont vieillissantes et les difficultés de création d’associations par les jeunes. Il n’y a pas de jeunes pour nous remplacer. Parce qu’il n’y a pas l’esprit, pas l’intérêt commun. On se plaignait, il y a 30 ans que la télévision était un agent de séparation entre les parents et les enfants mais à l’heure actuelle, peut-on dire que ceux qui lancent la numérisation et l’automatisation dans les entreprises ou ailleurs, peut-on dire que l’Homme a voulu ça ? Lorsqu’un médicament est interdit, lorsque des pesticides sont interdits, dans ce monde néolibéral, le politique s’avise de faire quelque chose quand les dégâts sont déjà très grands.
⇒ Je voulais prendre la parole à propos du côté humain et à propos de l’évolution de la technologie. J’ai commencé à travailler en 1953, j’avais 14 ans, j’étais apprentis et j’étais dans une entreprise de télécom. J’ai connu les standards à fiches, j’ai connu les câbles et puis j’ai évolué dans mon métier et j’ai subi quatre recyclages complets c’est-à-dire que la technologie a changé quatre fois pendant ma carrière. Et puis j’ai terminé avec la fibre optique et personne n’imagine aujourd’hui ce qu’à été cette évolution. Pour les jeunes, se mettre avec un écran, un clavier, c’est bien mais quelle va être leur évolution ? On travaille de chez soi mais il y a de moins en moins d’ouvriers, de nombreuses professions ont disparu. Je prends l’exemple de ma petite fille qui, avec un master de géologie, vient d’aller à Pôle Emploi. On lui répond qu’avec cela elle peut faire le tri dans les poubelles jaunes ou mettre des tracts dans des enveloppes. On ne sait plus où on en est…
⇒ On a parlé d’Amazon, et Amazon a mis en place des algorithmes qui remplacent les DRH. On a parlé aussi du travail à domicile, aux Pays –Bas, une personne sur cinq travaille chez elle sur Internet. L’avantage c’est qu’elle ne pollue pas avec sa voiture pour aller travailler !
Je reviens aussi sur les technologies. Je ne suis pas obligé d’acheté un ordinateur mais à partir du moment où cela se répand, quelque part nous sommes obligés de l’utiliser et on ne peut plus s’en passer ne serait-ce pour avoir une vie sociale. Maintenant une vie sociale sans téléphone c’est compliqué. On est plus ou moins entraîné dans un mouvement. Regardez l’essor du téléphone portable ? mais les circonstances peuvent les rendre indispensables. Et que dire de la domotique ? Tous les objets deviennent connectés dans les maisons. Le fait de prendre de l’âge, nous faire prendre conscience plus facilement que le monde change et nous changeons avec lui.
⇒ Je pense au film de Louis de Funès, « Hibernatus », le jeune homme qui a été congelé et qui passe de 1905 à 1970. Finalement, il s’adapte très bien. Peut-être y a-t-il un différentiel entre les générations quant à l’adaptation au changement. Moi, je ne suis pas d’accord avec cela. Cela veut-il dire que nous sommes trop vieux pour le monde que l’on est en train de nous préparer ? Il n’y a qu’à nous piquer. Et il y a des gens qui le pensent, cela se nomme les « survivalistes ». Ils expliquent que ce monde technologique n’est pas fait pour les vieux et pour ceux qui ne s’adaptent pas. N’est-ce pas une forme de totalitarisme technoscientifique ?
Parier sur l’Homme, cela ne me suffit plus. Je suis d’accord avec Hans Jonas, le premier philosophe de l’écologie qui disait qu’il faut une dictature du « principe de responsabilité » et Miche Serres, qui, dans « le contrat naturel » en 2018 dans sa nouvelle préface où il dit que c’est urgent d’éduquer les enfants, à non seulement « aimez-vous les uns, les autres » mais aussi « aimez le monde » et soyez responsable de cette Terre habitée par l’humanité. Mais qui va proposer cette éducation ? Les bonnes âmes ? Ou bien que le politique impose que dans les écoles il y ait une éducation aux deux lois.
L’évolution technoscientifique qui fait que le monde humain change de manière accélérée est acceptée et voulu par les politiques. Einstein en 1939, écrit un livre qui se nomme « Comment je vois le monde » et il dit « le mal dans le monde ne vient pas de ceux qui le font mais de ceux qui regardent et laissent faire ». Les politiques doivent donc prendre leurs responsabilités par rapport aux laboratoires, à Amazon, à la Silicon Valley, etc.
L’idéologie du bien commun et de la mobilisation collective est une idéologie en voie de disparition. « Balance ton porc » c’est vraiment la vengeance individuelle, la délation. Le fondement de ces révoltes, légitimes, et de cette libération de la parole féminine et féministe, le fondement est quand même l’individualisme et l’égocentrisme.
Que faut-il donc faire ? Parier sur l’Homme ? Cela ne suffit pas. Il faut changer de logiciel !
⇒ Le grand changement dans le monde que je trouve c’est le laisser aller, c’est l’organisation de sa propre fragilité. On dit que le monde est de plus en plus technologique, c’est vrai. On nous y oblige parfois, par exemple, nous parlions des Smartphone mais bientôt on nous obligera à avoir un Smartphone pour prendre le métro. On veut supprimer les tickets. Et on explique que c’est pour limiter le papier car « c’est bon pour la planète ». Ce sont arguments fallacieux. Imaginez la fragilité vers laquelle on nous amène car tout devient numérisé et que se passe-t-il dans notre monde le jour où il n’y a plus d’électricité ? A l’heure actuelle, on vous supprime le courant électrique et le monde s’arrête.
Avec le chômage, n’allons-nous pas vers une classe « inutile ». C’est une idée que l’on retrouve chez d’anciennes civilisations. Chez les indiens d’Amérique, quand une personne se considérait trop vieille, elle partait dans la montagne et se laissait mourir. Au nom d’une vieille idée, on en fabrique une nouvelle dans un monde qui a changé où ça ne serait plus nécessaire car nous avons des moyens. A ce titre, les retraités sont-ils inutiles ?
⇒ Je ne serais pas du côté des technolâtres, mais Schumpeter disait qu’à chaque fois que l’on a détruit des emplois, il s’en ait forgé d’autres qui les ont remplacé. Mais je ne suis pas certain que cela soit encore valable aujourd’hui. Le politique dans tout ça est complice, coupable et otage car en fait il y a un couplage entre l’économie et les nouvelles technologies. Cette économie c’est « une nouvelle loi de la gravité ». Dans des pays comme ceux du sud-est asiatique, ce sont développées des intelligences en informatique et qui font que ces pays sont très performants en ayant pris une avance sur d’autres. Si on ne fait pas la même chose, on risque de se faire dépasser par les autres. Mais cette imprégnation de cette nouvelle technologie, c’est l’individualisme, chacun est un consommateur et on laisse faire. Faire des associations, ce n’est plus trop dans les esprits d’aujourd’hui je pense.
Et la transmission, il faut du temps entre deux jeux électroniques et puis, on peut aller sur Wikipedia…
⇒ J’ai lu récemment que l’anesthésique du couloir de la mort des prisons américaines, on peut se le procurer sur Internet, dans le « darknet » ou autre chose et les gendarmes ont frappé à plusieurs portes au cas où certains voudraient se donner la mort. Il y a l’euthanasie, que l’on peut comprendre et le « droit » de se commander une dose pour mourir seul. Il y a cette obligation à mourir si il on devient « vieux », si on devient « nuisible ». Dans un de ses livres, Harari, il parle du Bangladesh et de ces milliers de « nuisibles » qui mangeront et ils entreront en compétition du fait des problèmes environnementaux lié au changement climatique. Sans doute cela sera une lutte à mort et ces milliers « d’invisibles » devront disparaître. Plutôt que de les faire mourir, on peut aussi les culpabiliser. On culpabilise beaucoup les vieillards, les pauvres, car cela « coûte cher », sécurité sociale, urgences, etc. Cette culpabilité, on la retrouve dans ce merveilleux film de 1983 « La balade de Nayarama », où on a cette grand-mère dans le Japon du XVIIIe-XIXe siècle, les ressources sont très rares, et dans les villages, les anciens doivent aller mourir discrètement. Et cette grand-mère, elle a des dents superbes, elle a envie de vivre, elle a une facilité de communication, mot aujourd’hui galvaudé, mais elle voit dans le regard des autres sa mort car ils réprouvent en quelque sorte cette vitalité. Elle finit par se casser les dents, signe de sa vitalité, et par se laisser mourir de froid dans la neige.
En 1938, il y avait une fascination pour Hitler, celui qui a redressé l’Allemagne et certains avaient proposé de déplacer les juifs à Madagascar. Alors, peut-on faire confiance aux hommes ?
⇒ Je reprends avec le numérique, si on fait référence aux années 30 en Allemagne, cette révolution numérique, si tant est que l’on puisse parler de révolution, ne serait-ce pas un nouveau totalitarisme auquel on se soumet. Cela peut-être inquiétant et compte tenu de l’allongement de la vie, compte tenu des changements climatiques et autres problèmes environnementaux, compte tenu d’un manque de nourriture à terme pour la population, les chinois qui achètent des terres un peu partout, tout cela peut finir dans la barbarie.
Pourtant, on voit bien que l’Europe, a, pour la première fois de son histoire, passé 75 années sans conflits, ou pratiquement pas. Il y a l’émerveillement mais aussi l’inquiétude. Le monde sera-t-il beau, le monde sera-t-il lait. Là est la grande question !
⇒ Moi je me pose juste une question, que vont faire nos jeunes ? Ils passent le Bac et après ? Je dois dire que je m’inquiète.
⇒ Tu posais la question si le numérique n’allait pas devenir un nouveau totalitarisme ? Il y a un gars qui se nomme Wilhelm Reich, élève de Freud, qui a écrit un livre, « La psychologie de masse du fascisme ». Dans cet ouvrage, il montre comment on se sert des masses pour instaurer un certain fascisme, et comment les masses deviennent manipulées et par là responsables et manipulatrices en même temps. Tous ces mécanismes là avec le numérique sont accélérés. Les masses deviennent à la fois victimes mais aussi acteurs d’un certain fascisme par la manipulation psychologique et c’est ça qui est grave. Et pour revenir à une époque où les classes « inutiles » face aux ressources qui s’épuisent, on peut imaginer une guerre de l’eau, etc. Tout cela n’est pas impossible.
⇒ Pour moi, suite aux questionnements écologiques, ma réflexion va au-delà, car, avant que d’être des humains, nous sommes des êtres biologiques qui dépendent d’un ensemble de lois qui sont apparues avec l’Univers. Ce que je veux montrer, c’est d’avoir une autre façon de penser afin de faire avancer les choses. Le savoir est important, un savoir qui part du Big Bang, jusqu’à aujourd’hui.
L’anthropocentrisme est récent. L’univers à passé le plus clair de son temps sans nous…