Restitution du débat. Café-philo de l’Haÿ-les-Roses
11 février 2009
Introduction, Guy Philippon : On doit commencer par s’expliquer sur « s’engager ». Qu’est-ce que s’engager hier, aujourd’hui ? Ferdinand Céline évoque l’engagement dans son livre « Mort à crédit » : il débat avec un jeune homme qui lui dit : « Je voudrais m’engager ». Dans l’histoire de Céline, il y a deux guerres : 14/18 où il a été blessé. Comme Hitler il est rentré avec des défaites dans la tête, et après 45 il a eu un comportement « sale ». Il répond au jeune homme : « C’est une idée qui te traverse tout de suite, tu y vas rondement, t’engager ! Mais pour quoi faire ? T’as tout ton temps mon poulot, tu t’en iras avec ta classe, qu’est-ce qui te précipite ? T’as la vocation militaire ? ». S’engager c’était alors relié à l’armée. Aujourd’hui pour la plupart de nous, c’est se lier par une promesse, une convention, pour certains cela peut être s’engager pour toute une vie. C’est aussi se mettre au service de: «… le jeu m’amuse et la partie s’engage » (Beaumarchais), la vie si c’est une partie, ça vaut le coup de s’engager, s’aventurer, se lancer…Pour un écrivain comme Sartre, c’est quelqu’un qui s’engage, qui prend position dans les problèmes de son temps.., puis il a eu Camus, Saint Exupery, Malraux (des écrivains engagés).S’engager en philosophie, ça se fait ensemble, c’est prendre conscience qu’on est capable de raisonner, d’organiser ses idées, les exprimer, et, qui prend la parole prend position à travers ce qu’il dit. En philo on peut s’engager à pratiquer à différents niveaux, en débutant, ou en praticien, cette activité de l’esprit constitue une source inépuisable de joie, d’étonnement devant la diversité des idées, devant la liberté extraordinaire qui se dégage d’un univers ou aucune discussion n’est interdite, censurée.
Débat : ⇒ Le thème pose la question du rôle de l’intellectuel et du penseur dans la société. Jusqu’où peut-on être un intellectuel, un penseur, un concepteur…sans s’engager ? En restant en dehors d’une certaine pratique de l’action. L’engagement est-il seulement engagement concret? Cela peut-il être une source de croyance, de morale, de conviction. L’engagement suppose t-il un minimum de militantisme ? Ou peut-il être solitaire ? La position de Sartre m’interroge. L’intellectuel, compagnon de route qui s’engage pour une idée, mais refuse de faire partie du système, d’être « encarté » est-ce une position valable ? Peut-on en rester aux idées ? Faut-il absolument choisir son camp ? Ou défendre les idées qu’on s’est forgé à partir de notre expérience. Mais y a-t-il expérience sans un minimum d’engagement, dans un groupe, un parti, une association ? Jusqu’où peut-on éviter d’avoir « les mains sales » ? Il n’y a pas de petits engagements, il faut assumer ce qu’on s’est engagé à faire, déjà vis-à-vis de soi-même, c’est un moteur de la vie, une énergie vitale. Quel engagement faut-il vis-à-vis de soi, vis-à-vis de la société ; dans la durée, ou seulement pour une cause ponctuelle. Et comment pouvons-nous sortir d’un engagement ? Pour tout cela comment la philosophie peut-elle nous aider ?
⇒ S’engager peut résulter d’une longue réflexion avec ses aspects philosophiques. Souvent nous entendons cette expression : « S’engager c’est choisir, et choisir c’est quitter ». N’y a-t-il pas là une belle formule pour éviter de choisir, pour se laisser toujours la latitude d’opter, en fait ne pas choisir, rester observateur, et à la limite, commenter, ce qui n’est peut-être pas totalement négatif. Lorsque nous évoquons ce terme « s’engager » qu’entendons-nous ? S’agissant de philosophie, purement, ce serait s’engager dans un courant de pensée philosophique, par exemple Michel Onfray est officiellement hédoniste, tel autre sera nietzschéen,…Mais nous savons que ce terme « s’engager » recouvre bien d’autres formes, c’est s’engager dans la vie associative, un mouvement caritatif, ou encore dans un parti politique. Peut-on s’engager pour aider à changer, faire évoluer la société, si l’on n’a déjà comme première nécessité de se changer soi, et c’est là qu’interviendrait la philosophie. S’engager, pour certains philosophe, « patentés », ça peut consister à passer beaucoup à la télé, être quelqu’un de connu, remarqué, évoquer les causes sans vraiment s’impliquer, voire bidonner des reportages, privilégier l’image à la parole, faire la promo de leurs livres. Où sont les intellectuels engagés ? Les Zola, les Voltaires ? Des philosophes très engagés étaient les Libertins (17 ème siècle), anticléricaux (on leur doit l’expression, libre penseur) et pourtant, presque religieux à la fois. Ils abandonnaient leurs biens pour se rapprocher des pauvres, pour connaître leur condition, pour pouvoir en parler, et joindre leur idéal de pensée à leurs propos. Plus près de nous nous avons un modèle qu’on a nommé la « Sainte laïque » : Simone Weil, qui étant professeur de philo, va donner des cours aux ouvriers de la ville de Saint Etienne, et va aller travailler en usine pour connaître la condition ouvrière. Elle n’était pas tout à fait sur la même « longueur d’onde » que Simone de Beauvoir qui lui disait « Vous, vous ne voyez que par la Révolution, mais les hommes, il faut leur montrer comment donner du sens à sa vie », ce à quoi Simone Weil répondit « On voit bien que vous n’avez jamais eu faim ! » Simone Weil a pratiqué une philosophie engagée, existentielle : « Ne rapporter ses actions à rien d’autre qu’à une fin qui serve la communauté des hommes » (Marc Aurèle)
⇒ Tous les philosophes ne se sont pas engagés. Nous avons vu des engagements à gauche, à droite, voire, à l’extrême droite du côté d’Hitler…Puis il y a eu ceux qui ont regardé de loin, très froidement et en ont tiré des écrits.
⇒ Il y a deux voies dans la philo. La première, individualiste, sa propre recherche de sagesse, ce qu’illustre Sénèque : « Le sage ne dérange pas les mœurs de la collectivité, et il n’attire pas sur lui les regards du peuple » (Lettre à Lucilius 22 § 7), puis une seconde qui est altruiste, c’est-à-dire qu’on ne peut s’élever en sagesse qu’au travers du groupe, donc de la société. A partir de là on peut dégager le sens de l’engagement. S’engager, c’est donner des gages, c’est se mettre en gage, recevoir et se mettre en interaction avec la société. J’apporte et on m’apporte. Donc deux sortes d’engagement qui sont deux philosophies différentes : une dans le sens de l’aide à autrui, au groupe, et l’autre uniquement sur soi, en réflexion…
⇒ On est tous des philosophes en puissance. Au départ des individualistes ou individualités, à partir de là on arrive à rejoindre le groupe, pour partager, recevoir, transmettre.
⇒ Pourquoi on s’intéresse à la philo ? Pour savoir comment mieux vivre, avoir des relations plus humaines, plus intelligentes, plus intenses ? C’est un engagement, c’est, ne pas s’échapper…S’engager c’est tenter de connaître à travers les apparences ce qui est au-delà des apparences. En voici l’idée : c’est exercer sa conscience à prendre conscience d’elle-même. C’est espérer que la raison nous guide vers la croyance « vraie ». Cependant, et malgré, les intentions le doute guette, car le doute est l’autre nom de la raison.
« Les philosophes sont plus anatomistes que médecins, ils dissèquent mais ne guérissent pas » (Rivarol)
⇒ De l’engagement des philosophes il y a beaucoup à dire, par exemple : peut-il y avoir d’un côté un homme philosophe, et à côté, dans ce même homme un nazi. Heidegger reste un problème pour la philosophie. Si nous refusons qu’un philosophe puisse être nazi c’est que nous portons la philosophie à niveau de valeur suprême, de morale supérieure. Ou la philosophie est une manière de vivre, ou elle n’est que technique d’enseignement, et le philosophe est comme le professeur qui cesse d’être philosophe quand la cloche sonne, qui n’est pas philosophe pendant les congés scolaires….ce n’est alors qu’un métier.
⇒ Nous sommes en 1761… la famille Calas (protestante) est accusé du meurtre d’un des fils. Les juges toulousains vont « charger la mule », accuser le père. Le procès est basé sur des preues inexistantes…, il va se dégager un sentiment d’injustice, et Voltaire va s’engager, non seulement pour la réhabilitation du père mort…, il va user de son influence et arriver à faire rejuger l’affaire.., on accuse alors un des frères. Voltaire se pose la question : qu’est-ce que je peux faire ? Alors il écrit le « traité sur la tolérance ». Ce petit livre va devenir la coqueluche du « tout Paris », et à partir de cet ouvrage, il va obliger le Roi à déjuger les juges royaux, et même faire acquitter la famille Calas. Nous sommes en 1762 et ce petit traité contient plus que l’affaire Calas, il y a là les prémisses de la Révolution française. Voltaire c’est engagé avec ce traité, cela a permis aux idées de la Révolution de 1762 à 1789 de devenir l’esprit des Lumières. C’est un exemple d’engagement philosophique, on ne peut philosopher sans s‘engager. µ
⇒ Voltaire reste l’exemple d’engagement, mais nous avons vu des Brasillach, (écrivain fasciste, collaborateur, fusillé en 1945), il peut y avoir des effets pervers. Celui qui s’engage n’a-t-il pas aussi le désir d’imposer une pensée, sa pensée ?
⇒ S’engager, c’est pas vouloir prendre le pouvoir. On peut s’engager parce qu’on est révolté. Par exemple contre la peine de mort, un débat philosophique en soi…
⇒ Des hommes se sont engagés ponctuellement, sur une affaire, c’est Zola, ou Sartre. Il y une différence avec l’engagement pour une lutte pour le pouvoir
Le poème de Florence : La philosophie est-t-elle engagée ?
Sur des lambeaux de rêves
Jetés de bric et de broc
J’ai posé des pansements
Des pansements fait exprès
Pour une jambe de bois
Et j’ai bu la cigüe jusqu’à le lie
Pinocchio titubant, j’ai bourgeonné avec luxuriance
La cigüe coulait dans mes veines
Comme la sève d’un mois de mai.
Souvenir inoculé
Souvenir si vivant qu’il en devient vécu
Et j’ai bu la cigüe jusqu’à le lie
La corruption de la jeunesse était constatée
Avec les larmes des mineures éternelles
J’ai creusé goûte à goûte le fossé des générations
Les nostalgies incontrôlables partaient à la dérive.
Et j’ai bu la cigüe jusqu’à le lie
Mon nez s’allongeait, comme un Cyrano de légende
Dans un délire psychédélique, j’ai chargé des moulins
J’ai combattu des géant, j’ai modelé des chimères
Je tentais d’entraîner dans ma course quelques malheureux
qui ne demandaient qu’un peu d’eau
Et j’ai bu la cigüe jusqu’à le lie
Et je suis là ce soir
Je suis lasse ce soit
Il me reste un peu de cigüe au fond de mon verre…
⇒ Le « Lalande du vocabulaire… de la philosophie » nous dit de l’engagement : « celui-ci peut s’opposer dans l’un et l’autre cas, soit à la volonté de vivre intellectuellement dans une « tour d’ivoire » – soit à la prétention de commencer la philosophie sans présupposition. Il y a lieu, surtout en raison de la grande vogue de ce terme, d’examiner chaque fois qu’il apparaît, ce que vise l’auteur qui l’emploie ».
⇒ Nous vivons dans notre temps, nous ne pouvons pas comprendre ce monde en restant à l’écart. Deux philosophes répondent à cette question de l’engagement : « C’est d’ailleurs ce que je me reproche à moi-même. J’ai l’impression que nous autres philosophes vivons dans une bulle, que notre discours philosophique est pour nous une fin en soi et que mes exercices spirituels restent trop souvent des exercices intellectuels » (Pierre Hadot.). « Le philosophe ne doit pas rester dans l’idéal de sculpture de soi. La dimension du service est fondamentale (Alexandre Jollien). Du même auteur, « …Le véritable ébranlement de ma vision du monde, c’est au Népal que je l’ai ressenti. Dans mes livres j’ai beaucoup parlé de pauvreté intérieure, j’ai prétendu qu’il fallait arriver à un certain dépouillement. Mais au Népal, j’ai rencontré une fillette de quatorze ans qui travaillait du matin au soir, immergée dans une rivière, pour se payer de quoi manger. J’ai mesuré l’ampleur de la pauvreté réelle et je me suis trouvé indigne. La pauvreté intérieure est une idée de riches. J’ai vécu ce voyage comme une conversion à l’autre… » Alexandre Jollien est engagé dans nombre d’œuvre caritative internationales. Il a écrit plusieurs livres de réflexions philosophiques dont « Eloge de la faiblesse »
⇒ S’engager en philosophie, ce n’est pas qu’examiner des idées. Notre intention, notre engagement c’est aussi s’engager à « nuire à la bêtise» (Nietzsche).., jusqu’à ce qu’elle cède du terrain, jusqu’à ce qu’elle libère les plus faibles de l’ignorance. Les philosophes nous empêchent d’être endormis. A cause d’eux il faut se mettre en route, en recherche de vérité, c’est un voyage long, mais il y a engagement, désir de savoir.
⇒ Il y a aussi des processus qui pourraient sembler être désengagement, comme le principe de déconstruction, pour recréer, la philosophie qui est toujours en mouvement.
⇒ « La philosophie sans action est une route qui ne mène à rien » (Antoine Bierce)
⇒ Philosopher avant de s’engager : très bien ! Mais jusqu’à quand ? Jusqu’où ? Il y a des philosophes qui dans toute une vie ne s’engagent jamais !
⇒ S’engager c’est aussi refuser de laisser faire…, essayer de résister face à l’intolérable…
⇒ « Que pouvons-nous attendre de l’homme ? Une seule chose, des actes. La réflexion, et par conséquent l’idée nait en l’homme de l’action, et non l’action de la réflexion. La condition par excellence de la vie, de la santé, et de la force chez l’Etre organisé est l’action. C’est par l’action qu’il développe ses facultés, qu’il en augmente ‘énergie et qu’il atteint la plénitude de sa destinée » (P.J. Proudhon. 1868. De la justice dans la révolution et dans l’église). Ce qui nous pose là le problème de l’action/réflexion.
⇒ La réflexion philosophique va créer l’action, alors que sans réflexion philosophique, nous pouvons n’être que dans la réaction.
⇒ La philosophie soulève beaucoup de doutes, mais si elle ne fait pas plus (voir les Sceptiques), si elle ne nous aide pas à nous engager. Donc il nous faut quelque part un petit bout de certitude, ou plutôt de conviction. Dans une pièce comique du théâtre grec sur les Cyniques, un personnage disait : « Je changerais bien tous mes doutes pour un petit bout de certitude ». Le discours est toujours en dessous de l’action, le discours n’engageant en rien : « Le charpentier ne vient pas vous dire, « écoutez-moi disserter sur l‘art des charpentes », mais il fait son contrat pour une maison, la construit et montre par là qu’il est charpentier. Fais-en de même, Vis comme un homme, …..Mène ta vie de citoyen…montre-nous cela afin que nous voyions si tu as appris véritablement quelque chose des philosophes » (Epictète. Manuel. III, 21,4-6). Alors s’engager c’est un acte de courage, c’est oser prendre le risque, même le risque de l’échec, et agir : « Nous ne pouvons attendre pour agir que nous ayons la compréhension absolument certaine de toute la situation. Nous allons seulement par le chemin dans lequel nous conduit la vraisemblance. Tout devoir (officium) doit aller par ce chemin : c’est comme cela que nous semons, que nous naviguons, que nous nous marions, que nous avons des enfants. En tout cela le résultat est incertain, mais nous décidons néanmoins à entreprendre ces actions au sujet desquelles, nous le croyons, on peut fonder quelque espoir…Nous allons là où de bonnes raisons, et non la vérité assurée, nous entraînent ». (Sénèque. La vie heureuse).
⇒ De la réflexion doit naître l’action, comme de l’action naissent d’autres réflexions.., de nouvelles expériences pour de nouveaux engagements …..
Conclusion : Au terme du débat nous avons des analyses différentes. Dans un précèdent café philo, nous disions que « seule l’action dévoile notre conception de vie, que toute réflexion qui ne mène pas à l’action est vaine ». Tout engagement priverait d’une part de liberté. Mais il y a pour le moins deux sortes de liberté : la liberté de soi-même, et la liberté collective ; on ne défend pas les libertés collectives individuellement. Quant au philosophe, on n’est pas philosophe que dans ses propos, on doit l’être dans ses actes, « Tu parles d’une manière et tu vis d’une autre ». (Sénèque. La vie heureuse. Livre XVIII, § 1.) Le même nous dit : « La philosophie enseigne à faire, non à dire ». Alors ! Ne serait-on philosophe que si l’on s’engage, que si l’on s’investi dans la vie sociale, peut-on se contenter, d’observer, adopter le fameux« point de vue de Sirius », c’est-à-dire regarder les choses de loin, « se contenter du rôle de spectateur », celui « qui observe », et ne pas avoir à prendre parti. Nous sommes trop respectueux dans le café-philo de l’opinion des autres pour dire s’il faut ou non s’engager. A cela chacun répond en son nom. Mais si vous aimez, si vous appréciez la philo et le débat philosophique, alors il faut impérativement s’engager ; par exemple participer et animer le café-philo, c’est une forme d’engagement, c’est retrouver, faire revivre la pensée philosophique, jouer notre rôle de passeur de témoin de tout un patrimoine de la pensée: « …car nous tenons que la philosophie consiste plutôt en l’action qu’en l’habitude, et que philosopher n’est pas seulement raisonner en soi-même….. » Abrégé de la philosophie. Tome 1. Pierre Gassendi 1678.
S’ engager sera très au-delà de l’indignation, laquelle non suivie d’effets, non suivie d’engagement, ressemble un peu à une posture