De l’utilité de l’inutile

Restitution du débat du Café-philo avec la Maison du Conte 
le 26 novembre 2014 à Chevilly-Larue
Le tonneau des Danaïdes. John William Waterhouse. 1903.

Le tonneau des Danaïdes. John William Waterhouse. 1903.

Animateurs : Edith Deléage-Perstunski, philosophe. Pépito Matéo, conteur. MichelJolivet. Guy Pannetier.
Introduction : Guy Pannetier
Accueil par Michel Jolivet : Dans ce lieu de parole, « l’utilité de l’inutile » nous intéresse particulièrement, puisque dans les moments de grande difficulté, la culture est souvent considérée comme inutile.
Nous sommes ravis de vous recevoir cette année encore à la Maison du Conte.
Introduction: Il n’y a vraiment que la fréquentation des conteurs pour amener à proposer un thème aussi paradoxal, avec un intitulé qui est un oxymore. Mais dans ce lieu de la Maison du Conte, où l’on raconte des histoires avec de beaux mensonges qui parfois dévoilent des vérités, on sait manier toutes les apparentes contradictions, on sait raconter des histoires saupoudrées de poudre de perlimpinpin pour nous faire dormir debout. Dans le livre Pourquoi faut-il raconter des histoires ?, le conteur Mohamed Kacimi, évoquant les histoires et les contes, nous dit : « L’histoire n’est pas une fabulation, ni un mensonge. L’histoire, c’est la réalité que l’on invente quand le réel du monde est en deçà de nos attentes.
Le conteur sait jouer avec la passion de l’inutile; il nous prodigue ce temps si nécessaire du superflu.  « Je veux », disait Victor Hugo dans Les misérables, « du superflu, de l’inutile, de l’’extravagant, du trop, de ce qui ne sert à rien. »

Le conteur nous fait parfois sortir un instant du raisonnement rationnel et accepter qu’un effet n’ait pas nécessairement de cause, qu’il échappe à la logique, qu’il soit sa propre raison, sa « cause en soi ».  C’est enfin briser cette chaîne infernale des causes et des effets, car si je me concentre à chercher la cause, j’oublie de profiter de l’effet, je convoque le tribunal de la raison et j’oublie l’essentiel : « vivre pour vivre ». Si nous connaissons la cause de l’arc-en-ciel, nous admettons qu’il n’a aucune utilité réelle, évidente, sinon, le beau, l’inutile; et là, je libère totalement ma pensée pour ne profiter que du sublime effet.
Maintenant, nous débattrons sûrement autour de ce qu’on nomme utile ou inutile, tel les accessoires vestimentaires, les gadgets, les applications numériques; du nécessaire au superflu. Et peut-être doit-on parfois placer le luxe dans l’inutile, de ces dépenses dîtes somptuaires qu’on pourrait rendre, cette fois, ô combien, utiles ; ou encore évoquer l’exploit de l’inutile, comme manger une pizza de trois mètres de circonférence pour faire le buzz, ou figurer dans un livre des records.
Enfin, nous savons que des philosophes se sont posé la question de l’absurdité et de l’utilité de la vie. Roger-Pol Droit nous donne une belle définition en ce sens dans son livre Dernières nouvelles des choses : « Nous avons, nous autres, singes ratés, depuis la nuit des temps, inventé et célébré, continûment l’indispensable nécessité des choses inutiles à notre survie. »
J’arrête là, car j’ai plein de choses encore à faire, entre autres, j’ai encore deux girafes à peigner avant ce soir !
Débat : G Intervention de Pépito Matéo : En plus, les mots sont inutiles. Les mots, c’est ça qu’est bien, on peut s’en servir tant qu’on veut. Moi, c’est ça qui me plait depuis tout petit. Les mots, c’est gratuit ; on peut les dépenser tant qu’on veut. Parce que moi, tout petit, pour me faire parler, on me mettait des mots dans l’biberon. Oui ! Des « mots lait », « longue conversation » et « pi tète » et « pi tète ». J’tétais la grammaire comme une vache espagnole, j’avalais tout « d’une traite », de la bouillie d’grumeaux de mots pleins la tétine.  J’me souviens, j’ingurgitais, j’dégurgitais, j’déglutissais à l’embrouillamini, des bouts d’morceaux d’mots. Je ravalais des postillons d’phonèmes, une véritable diarrhée verbale. J’passais mon temps à sucer les rats, non !, à sucer la racine des mots ; j’faisais des vers, quoi ! Des vers solitaires.
Eh ben ! C’est d’puis c’temps là que j’vais à la pêche. A la pêche à la ligne. A la pêche au bout d’la ligne, à la pêche aux mots, à la pêche aux mots dans l’dictionnaire, quoi ! Par exemple, j’ouvre l’dictionnaire à n’importe quelle page ; j’mets mon doigt sur un mot, j’commence une histoire.
L’autre jour, j’étais plongé dans le dictionnaire, j’suis parti à la dérive, j’me suis r’trouvé à la page 234, et, là, j’ai vu écrit : dérive –  dérivé de rivière – remonter le cours,  le cours de la rivière. Vous m’suivez ? Je m’suis j’té dans le lit. Mais le lit m’a conduit jusqu’à la chambre, et, là, j’ai lu : endroit où l’on dort – garder la chambre, mais j’avais pas du tout envie d’garder la chambre, donc, j’ai ouvert la première porte, et j’me suis r’trouvé dans l’antichambre, et j’ai vu écrit en gros : antichambre de la mort. Aussitôt, j’ai r’gardé à « mort » : cessation de vie – exemple, braver la mort. J’me suis dit, voilà une bonne occasion d’aller voir ce qu’il y a après la mort. Vous auriez fait pareil ? Hein ? Non ? Ah ! Vous êtes pas curieux, vous ! Alors, moi, j’ai r’gardé ; après « la mort », il y avait, mortadelle ; mais, on va pas finir coupés en rondelles ? Alors, j’ai r’gardé après. J’ai vu : mort aux rats – morte saison – mortier – mortifère et puis morue. Ah ! j’suis d’accord, on veut nous faire le coup de l’évolution de l’espèce, et dans l’autre sens.
Et, là, j’étais prêt d’faire la lumière, quand d’un seul coup, y a eu un courant d’air. J’ai sauté du dictionnaire, j’ai fait trois fois l’tour de la terre, et j’me suis r’trouvé à la Maison du conte, à une soirée philosophique. Et j’me suis dit : quand même, tous les mots, c’est gratuit. On a voyagé très loin, et sans rien payer, hein ?
[Applaudissements]

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Je voulais juste dire une chose qu’on m’a rapportée. Il paraît que Churchill, pendant la dernière guerre, n’avait pas assez d’argent pour acheter des armes ; il demanda à ses conseillers : Qu’est-ce qu’on fait ? Il y en a un qui a dit : Il n’y a qu’à supprimer le théâtre, on fera des économies. Et Churchill a répondu, mais pourquoi on va se battre, alors ?

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Si on remonte des milliers d’années en arrière, les hommes n’avaient pas besoin de grand-chose. Ils n’avaient pas besoin de micro-ondes, ils s’en passaient. Leurs seuls besoins étaient :   se nourrir, boire, se vêtir, se réchauffer. Tout ce qui est venu ensuite est de l’inutile, puisqu’ils pouvaient s’en passer. Qui aujourd’hui pourrait se passer d’un téléphone portable ?

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Utile et inutile sont des notions relatives, il n’y a pas d’utilité ni d’inutilité absolue. Ce qui fut utile en un temps, ne l’est plus forcement aujourd’hui et inversement. Plus, ce qui utile aux uns peut être nuisible aux autres, voire être à la fois utile et nuisible.
Par exemple, la voiture est utile pour voyager et nuisible pour l’environnement. D’autre part, utile, n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un moyen efficace en vue d’une fin désirée. Et le sentiment d’utilité et d’inutilité est fonction de la fin désirée. Si je désire, le bonheur, la paix, la justice, alors, je me pose la question de savoir ce qui est utile pour les réaliser.
Donc, la question est de savoir ce que nous désirons, pour savoir ce qui est utile et ce qui est inutile. Par exemple, pour moi, pour des raisons qui tiennent à mon histoire personnelle, je désire toujours m’engager pour une cause ou pour une autre. J’ai l’estime de moi quand je suis engagée avec d’autres : pour la paix au Moyen-orient, pour l’éducation des filles partout dans le monde, pour le développement de la réflexion philosophique, etc. Donc, c’est en fonction de cela que certaines initiatives et certains comportements me semblent utiles ou pas.
Or, aujourd’hui, nous sommes dans une société dite postmoderne, c’est-à-dire une société qui se déstabilise, qui se déshabitue à croire aux grands récits et dans le sens de l’Histoire au collectif. Nous sommes dans une société où triomphe l’individualisme, alors, à quoi bon s’engager ? L’engagement est perçu comme inutile par une majorité de gens. Et puis, nous sommes dans une société qui valorise la consommation : à quoi ça sert, si ce n’est pas un objet de consommation ?
Sont utiles : les arts, la poésie, les contes, la lecture, la réflexion, l’imagination du futur, les
idéaux, les sentiments de beauté de la nature, la philosophie, la culture. Et puis, il a aussi dans une société, où tout, y compris l’être humain, doit fonctionner et être très rentable. L’utilité fonctionnelle est valorisée.
Donc, c’est bien parce que nous sommes dans ce type de société de l’individualisme, de la consommation, de toujours plus de compétence, et c’est parce que j’ai un autre projet de société que je pense qu’il faut éduquer de plus en plus nos enfants, c’est-à-dire les générations futures, pour que les jeunes à qui on propose des activités hors-normes ne disent plus : A quoi ça sert ? A quoi ça sert la philosophie ? A quoi ça sert les arts ? A quoi ça sert les idéaux ? A quoi ça sert le sentiment de beauté ? Etc.

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L’utile et l’inutile, telle est bien la question. Trouver une réponse mérite réflexion. Si l’inutilité ne sert vraiment à rien, quelle est sa raison d’être ? En cela il nous faut bien admettre que l’inutilité est parfois indiscrète, chamboulant l’ordre établi, se raillant des tabous. Parfois, l’inutilité s’affranchit de l’utile, faisant sauter sans vergogne tous les verrous. En effet, combien de fois nous sommes-nous investis dans ce qu’on désigne comme inutile ? Le raisonnement philosophique du « pourquoi, quand, comment » s’impose.
Par exemple, sur un coup de cœur, nous achetons un objet, un gadget, sans même savoir ce que nous allons en faire, mais simplement parce qu’il nous plait, nous attire. Là, nous allons donner de l’utilité à ce qui était inutile : utile, car c’est l’assouvissement d’un désir qui procure du plaisir et le plaisir c’est bon pour la santé. Utile au regard de celui qui le vend, utile au regard de celui qui l’a conçu.
En conclusion je dirai que l’utilité de l’inutile, loin d’être une ineptie, est une base de réflexion qui met en relation les deux sens opposés susceptibles d’être interchangeables.
L’utile peut devenir inutile par ses valeurs lorsque l’objet est mal utilisé, ou pire, laissé à l’abandon, mis au rebut. Une chose est devenue inutile alors qu’elle est toujours intrinsèquement la même chose.
N’y a-t-il pas une ressemblance parfois avec l’humain ? Jeunesse égale utile. Vieillesse, état souvent considéré comme négatif, ou égale inutile. Pourtant même dans un corps usé, l’esprit et l’expérience ne sont pas inutiles. Alors utiles et inutiles, sont là encore interchangeables.

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Cette question m’a ramenée à un souvenir très ancien. Mon père qui avait des formules très directes, disait : « Ces gens-là sont inutiles ! » Cela m’interloquait, parce que je me disais : S’il y a des gens inutiles, ceux qui sont utiles sont donc utiles à ceux qui sont inutiles, alors eux aussi sont inutiles, c’est complètement idiot !
Je trouvais que le raisonnement avait une faille quelque part. Alors je suis allée voir l’étymologie. « Utile » vient du mot latin « utilis » signifiant : qui est profitable, qui est avantageux. Donc, effectivement, inutile, c’est quelque chose qui ne sert à rien. Je me suis aussi interrogée sur le sens de « futile » : qu’est-ce que ça fait de mettre un « f » devant « utile » ? En fait, futile vient de « futilis » : qui laisse échapper son contenu, qui fuit. Quand on dit qu’une chose est utile ou inutile, on porte un jugement de valeur.
Alors, je me suis dit, qu’est-ce qui peut bien être utile finalement ? Je suis allé voir sur Google, et j’ai trouvé un site qui nous propose deux cents choses inutiles. Par exemple : L’apopathodiaphulatophobie est la peur d’être constipé. –Le chapitre 14, section 1211 du Code pénal américain rend illégal pour les citoyens d’avoir tout contact avec des extraterrestres. – On apprend aussi : Une personne passe six mois de sa vie assis devant un feu rouge. – La pandiculation est le mot qui signifie s’étier pour se réveiller. – A chaque rapport sexuel, la baleine éjacule 1500 litres de sperme. – Etc. http://studioamical.kanak.fr/t464-200-choses-inutiles-a-savoir-avant-de-mourir

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Dans ce que j’ai entendu, ce qui m’a posé question, c’est par rapport aux jeunes générations et leurs questions : A quoi ça sert ? Dans un ouvrage, Daniel Pennac m’a apprit beaucoup sur les enfants. Cela a un rapport avec l’utilité dans le sens où ils demandent souvent : « Pourquoi ? » Il y a l’âge des « pourquoi » toute la journée.  En fait, quand ils demandent pourquoi il pleut, ils veulent savoir, comment se forment les nuages, à quel besoin ça répond, en fait, à quoi ça sert.

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Intervention de Pépito Matéo : Un monsieur très riche amène son fils en haut d’une colline de la ville et lui dit : Regarde, mon fils, tout ceci t’appartient. Plus tard, un homme pauvre monte, avec son fils en haut de la colline, et, là, il lui dit : Regarde ![Applaudissements]

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Le mot inutile a été amalgamé avec : c’est vain, c’est absurde, ça n’a pas de sens. L’utile c’est vraiment dans l’usage : s’il n’y a pas un usage,  alors ce n’est plus qu’inutile.
Dans l’absolu, les choses ne peuvent être à la fois utiles et inutiles. On utilise souvent le mot utile dans un sens économique, matérialiste. Quant aux objets, la société moderne nous montre que même si un objet ne fonctionne plus, qu’il est considéré comme devenu inutile, il peut être recyclé, avoir une autre vie, avoir une nouvelle utilité.

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J’aimerai rediscuter autour de la subjectivité de l’utile ou pas. Je me souviens de la théorie de l’échelle de Maslow, avec la pyramide des besoins, dans laquelle, au deuxième niveau, on trouve « les besoins de sécurité ». C’était déjà le cas pour les hommes de la préhistoire. Ensuite, peu à peu, viendront les besoins qui sortent de l’utilité immédiate, jusqu’à ce qu’on arrive aux loisirs. Donc, l’utilité reste subjective si l’on compare avec d’autres pays. Par exemple, nous mesurons notre bien-être avec le PIB (Produit Intérieur Brut). Un autre pays, le Bhoutan, la mesure avec le BNB (Bonheur National Brut). Ce pays arrive en premier dans la mesure du bonheur ; la France est très mal placée dans ce classement, car, en France, on n’est jamais heureux, on n’est jamais contents.

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On a lié l’utilité au plaisir ; j’ai même entendu : « Donner du plaisir, c’est utile ». Pour moi, il n’y a pas de rapport entre le plaisir et l’utilité ou l’inutilité. Le plaisir ne se mesure pas, il n’est pas quantifiable, il est qualifiable. Donner du plaisir, n’est ni utile, ni inutile ; c’est une nécessité.

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Ce qui m’a intéressé autour de ces deux termes, ce sont les expressions par analogie. Ainsi, pour l’inutilité, nous avons : Etre la cinquième roue du carrosse – Pisser dans un violon – Prêcher dans le désert – Poser un cautère sur une jambe de bois – Peindre la girafe – Un acte gratuit – Etc. Et la métaphore du tonneau des Danaïdes.
Le mythe des Danaïdes est issu et connu à partir de l’œuvre Les Suppliantes d’Eschyle.
Les Danaïdes, qui sont les cinquante filles du roi Danaos, sont obligées pour amener la paix, d’épouser leurs cinquante cousins, fils du roi Egyptos. Mais, lorsque vient la nuit de leurs noces, elles tuent ces maris qu’elles ne veulent pas. Elles seront condamnées aux Enfers où elles devront sans cesse remplir des jarres trouées. Avec le temps les jarres sont devenues un tonneau. Et il nous reste le mythe, ce symbole de la tâche totalement inutile, d’où l’expression : Remplir le tonneau des Danaïdes. Mais il nous reste aussi le symbole (utile ?) qu’est le refus de la soumission.

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Selon l’époque, l’endroit où l’on vit, selon la culture, nous n’avons pas la même relation à l’utile et à l’inutile. On a évoqué le conte, lequel a toujours a toujours été un mystère pour moi. C’est que, si les histoires ne sont pas très utiles, depuis la nuit des temps, les contes se sont  longtemps transmis par la tradition orale. Quelle utilité avaient donc ces histoires pour qu’elles continuent à vivre uniquement par transmission orale ? Contrairement à tant d’œuvres écrites qui n’ont pu échapper au naufrage du temps, des milliers de contes sont encore présents aujourd’hui et cela, c’est sans doute parce qu’ils avaient une utilité capitale pour les hommes.

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Un pêcheur à la ligne est tranquille au bord d’un l’étang. Puis, passe un homme qui lui dit : Qu’est-ce que vous faites ? – Eh bien, je pêche. – Et pourquoi vous pêchez ? – Pour prendre du poisson, pour nourrir ma famille. – Vous vous rendez compte, que si vous mettiez deux cannes à pêche, vous pourriez nourrir votre famille et vendre le surplus. Et même, si vous êtes assez courageux, vous pourriez mettre trois cannes à pêche, voire même quatre.
Et là, vous allez vendre le poisson, et avec l’argent vous pourrez vous acheter un bateau de pêche, pêcher avec un filet, employer des gens qui pêcherons pour vous. Et là, enfin, vous pourrez aller à la pêche.

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Intervention de Pépito Matéo : Il y avait un homme qui avait une jument magnifique, et il la r’gardait tous les jours dans l’champ, il  était content avec sa jument. Ses voisins qui venaient le voir lui disaient : quelle chance t’as, d’avoir une si belle jument. Lui disait : j’sais pas si c’est d’la chance ou pas d’chance !  Les gens l’trouvaient un peu bizarre. Or, quelques jours plus tard, la barrière s’est cassée, la jument est partie. Les gens sont venus le voir, lui disant : quelle malchance, une belle jument comme ça, c’était l’bonheur de tes jours. Oh ! il a dit : j’sais pas si c’est d’la chance, ou pas d’chance ! Puis, quelques jours plus tard, la jument est revenue avec un jeune étalon. Alors, il a fermé la barrière, il avait deux ch’vaux. Les gens ont dit, ça, c’est formidable ! Oh ! il a dit, j’sais pas si c’est d’la chance ou pas d’chance !
Et puis cet homme avait un fils, le fils a voulu monter l’étalon, mais l’étalon l’a renversé, il s’est cassé les jambes le garçon. Les gens sont venus l’voir, ils lui ont dit : quelle malchance pour ton fils. Lui, il a dit : j’sais pas si c’est d’la chance, ou pas d’chance ! Les gens l’trouvaient de plus en plus étonnant. Et puis, quelques temps après, la guerre a été déclarée, on est venu chercher tous les hommes valides, mais on n’a pas pu prendre le fils de l’homme. Et ce jour-là personne n’est venu lui demander si c’était d’la chance, ou pas d’chance ! [Applaudissements]

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On ne peut pas assimiler l’utile au nécessaire. On n’est pas que dans ce qui sert !

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Je voudrais revenir sur cette notion liée à une satisfaction. J’y vois un usage, mais je n’y vois pas que ça. Tout ce qu’on a expliqué sur l’utilité, on peut l’étendre à l’art en général, à la culture. La culture qui a fait les sociétés, qui les a construit, qui constitue l’homme. La culture, c’est un objet virtuel qui peut être visité d’une manière ou d’une autre. C’est non seulement utile, mais c’est nécessaire. J’avais relevé une phrase qui disait : tout ce qui est vu comme inutile par l’un, n’a pas de mission explicite, mais est indispensable pour l’autre. C’est comme l’art et la culture, parce qu’ils sont l’arbre, la feuille, le soleil. Ils sont là pour
nous régénérer l’oxygène, et c’est ça qui nous permet de vivre. Pour moi, c’est ça, l’indispensable qui m’aide à vivre. Si on n’a pas l’inutile, qui va chercher le désir ? Qui va capter le désir qui mène au bonheur ?

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Quelle est l’utilité des armes de guerres et l’utilité de la fabrication d’armes de guerre ?

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On ne peut réduire l’utile à ce qui est nécessaire à l’homme. Nous ne sommes pas seuls sur cette terre. Des choses qui peuvent être ou sembler inutiles à l’homme sont utiles aux plantes, utiles aux animaux
G Au-delà de l’utile nécessaire, ce qui est indispensable, c’est de se poser des questions. J’ai trouvé très bizarre que le nécessaire soit utile à la survie.
G Les armes, ça peut être utile, mais c’est le dernier recours quand il n’y a pas de dialogue. Je suis contre la guerre, contre l’usage des armes, mais depuis la nuit des temps, l’homme n’a jamais pu résoudre tous les conflits que par le langage.
G Intervention de Pépito Matéo : Celui qui en partant de rien est arrivé à zéro, n’a de merci à dire à personne. « Il y a des gens qui veulent écraser les autres pour devenir quelqu’un ! », comme disait mon père. Moi, j’me dis, si on est rien, on  est au d’ssus d’tout.
Il y avait un type, il était en haillons, il avait pas d’semelles à ses chaussures, il était avec des habits déchirés, et il s’est présenté au palais du sultan. Alors, les gardes l’on arrêté, ils lui ont dit : – Toi, tu fiches le camp, toi, tu n’es rien du tout ! Et là, l’autre est pas part ; il a dit au garde : – Appelle ton chef. L’autre il a dit: – Mais mon chef y va t’écraser comme une mouche, hein ! Tu t’prends pour l’grand vizir ou quoi ? L’autre lui a dit : – Mais moi, j’suis au d’ssus du grand vizir. – T’es malade ? Au d’ssus du grand vizir, y a qu’le sultan. –
Moi, j’suis au d’ssus du sultan. – Mais t’es cinglé, au d’ssus du sultan y a qu’Dieu. – Mais, j’suis au d’ssus d’Dieu. – T’es malade du bocal ou quoi ? Au d’ssus d’Dieu, y a rien !
[Applaudissement]
G Pour moi, l’utile et l’inutile sont liés par l’usage. Je prendrais comme métaphore les hélices de l’ADN. Les hélices tournent. Elles tournent sur leurs bases, comme tournent l’utile et l’inutile. On est une fois dans l’utile, une fois dans l’inutile, d’où cette complémentarité qui peut n’être que temporelle.
G Dans une société où tout doit être acheté, consommé, on a inversé le sens de l’utile et de l’inutilité. L’utile c’est ce qui est monnayable. La notion du beau, c’est difficile à monnayer. Pierre Rabhi, philosophe initiateur du mouvement Colibris, raconte l’histoire du colibri :
Dans la forêt, il y a un terrible incendie, tous les animaux s’enfuient, sauf le colibri. Lui, il va à la rivière et, avec son petit bec, il va prendre trois gouttes d’eau qu’il va aller répandre sur le feu. Et il n’arrête pas de faire la navette. Puis, le lion le voit et lui dit :- Mais qu’est-ce que tu fais ? Cela ne sert à rien ! Il y a le feu, il faut te sauver comme tout le monde. Et le colibri lui répond : – Moi, je fais ma part !
Et je vais dire une autre histoire.
L’astrophysicien canadien Hubert Reeves raconte que deux planètes discutent entre elles. L’une est verdoyante, belle. L’autre à côte, elle est toute rabougrie, toute triste. Et cette planète dit à l’autre : ça ne va pas bien ! je ne sais pas ce qui m’arrive, ça fait une éternité que ça ne va pas bien. L’autre lui répond, ton truc, je sais ce que c’est, c’est « l’humanite » que tu as. Tu verras, ça part aussi vite que c’est arrivé.
G Un bel exemple sur ce sujet, sur ce qui pour certains peut paraître inutile.
Dans un roman récent, Le liseur du 6h27 de Jean-Paul Didier-Laurent, un homme travaille dans une usine qui détruit les livres invendus destinés, suivant l’expression, au « pilon ».
Chaque jour, il doit nettoyerl’énorme machine qui broie les livres, mais il récupère, par ci, par là, une page non détruite collée à la paroi de la monstrueuse machine.
Chaque matin, il prend le train de banlieue à 6 h 27 et, là, il s’assoit sur un strapontin, toujours le même, puis il sort de sa serviette des feuilles et il se met à lire tout haut. Les voyageurs sont habitués et sont devenus fervents de ces lectures qui vont de la recette de cuisine à un ouvrage sur les aborigènes d’Australie ou un roman ou des conseils de jardinage.
Ce moment où l’inutile vient un instant casser le rythme parfois stupide de la vie devient un moment privilégié; cet inutile leur devient presque indispensable.
G Le poème de Florence :
L’utilité de l’inutile
Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile
Décortiqueur de mots absurdes
Jongleur de concepts  abscons
Vain adorateur de balcons
Agitateur des interludes
Ta langue est trop verte ou trop rude
Quand tu franchis le Rubicon
J’écris ton nom sur l’ostracon
Je défends les oreilles prudes
Poète vos papiers !
Poète vos papiers !
J’ai tout bien aligné, mes perles d’inculture
Sur un papier buvard qui boit les mots fuyants
Mais le stylo s’enlise au gré des fioritures
Posées comme au hasard, jetées en bégayant
Un dictionnaire des rimes n’est pas une sinécure
On se croit un poète, on se croit foudroyant
Noyé dans les brouillons, perdu dans les ratures
On n’est qu’un gratte-papier, vaguement larmoyant
Velouté de plume à réduire
Larmes de crocodile sacré
Roi du manuscrit massacré
Où est le permis de conduire
De cette machine à séduire
Cachez ces petits mots sucrés
Fermez vos verbes échancrés
Vos épitaphes à introduire
Poète vos papiers !
Poète vos papiers !
Au milieu de la phrase, un mot s’est révolté
Il se sentait coincé au bord de l’hémistiche
Entre ce e muet complètement exalté
Et des lettres bien sages qui minaient l’acrostiche
G Anecdote par Pépito Matéo : On a cité dans l’inutile les actes gratuits. Le monsieur qui était propriétaire de l’endroit où nous sommes, aujourd’hui, la Maison du conte, était Monsieur Morice Lipsi, il était sculpteur. La guerre est venue, il a du fuir l’occupation, il était juif. Il voulait regagner la zone libre, puis dans un deuxième temps,  la Suisse. Il a été hébergé chez un curé et là il fait quelques petites sculptures, et avant de partir pour la Suisse, il en a donné une au curé. Le curé, n’ayant pas d’argent pour lui payer la sculpture, lui a donné une image de la Vierge que Morice Lipsi a mise dans sa poche. Le train qui l’emmenait vers la Suisse a été arrêté en cours de route. Des soldats allemands sont passés dans les wagons, demandant aux voyageurs leurs papiers. Arrivé à lui, un soldat lui demande ses papiers, mais Lipsi  n’en a pas ; il met la main dans sa poche, il y trouve l’image que le curé lui a donnée. Le soldat allemand regarde l’image et il repart !
Est-ce un acte gratuit ?
G J’ai entendu que ce qui était nuisible pouvait être utile.
Deux exemples : Un médicament pris à bon escient peut être utile, guérir. Le même médicament, en surdosage, peut tuer.
C’est pareil pour les armes, même si c’est plus délicat, ça peut être utile ou parfois nuisible.
G Je voudrais faire un rapprochement avec le raisonnement. Si on prend les fables de La Fontaine, en quoi sont-elles utiles? Si on fait un peu de recherches, on voit que c’est aussi une critique du pouvoir et de la noblesse, ce qu’il n’aurait pu faire autrement.
G Interventions de Pépito Matéo : Y avait un jour des personnes qui voulaient l’même terrain. D’une part, y avait un jésuite, il était très intelligent, il avait beaucoup étudié.  Et puis d’l’autre côté, y avait un paysan qui n’savait presque rien. Les jésuites, ils voulaient agrandir leur salle de prière, et puis l’paysan y voulait récuperer l’terrain pour l’cultiver et ils arrivaient pas à s’entendre. Au bout d’un moment, ils se sont dits, on va faire une réunion et envoyer notre meilleur représentant. Les jésuites y ont envoyé leur meilleur théologien, et puis en face, y ont envoyé un gras qu’était assez costaud, hein !
Y sont r’trouvés au  milieu du champ, l’un en face de l’autre. Et le jésuite, il a mis sa main dans sa poche, et il lui montré une pomme. L’autre l’a r’gardé, y savait pas quoi faire, alors il a mis la main dans sa poche, il a sorti un morceau d’pain. Le jésuite a levé un doigt vers le ciel, l’autre a levé deux doigts vers le ciel. Alors le  jésuite a levé trois doigts vers le ciel. Le paysan a rapproché ses mains, les paumes ouvertes vers le ciel.
Il est trop fort, s’est dit le jésuite. Alors, il est rentré complètement abattu. On lui dit : Mais qu’est-ce qui s’passe ? – Ah ! Il est trop fort ! J’lui ai sorti la pomme de la discorde, il m’a sorti l’pain d’la vérité. Je lui ai dit, montrant le ciel, tout s’règlera avec Dieu.
Il m’a dit, montrant le ciel avec ses deux doigts, oui, mais avec son fils. Là, d’un troisième doigt montrant le ciel, j’lui ai dit, à c’moment, parlons d’la Trinité. Il m’a fait avec ses deux paumes ouvertes vers le ciel : on parlera quand la colombe de la paix sera venue ; alors ! j’savais plus quoi dire !
Et l’paysan rentre chez lui et ses copains lui disent : Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? J’sais pas. J’croyais qu’on allait s’battre. A un moment donné, y sort une pomme. J’me dis : Peut-être qu’y veux manger avant. Comme j’ai du pain sur moi, j’lui ai dit, on va partager. Il m’a dit : Attention ! j’vais t’crever un œil. J’vais t’en crever deux, que j’lui ai dit. Il m’a dit : Moi,  j’t’en crève trois. J’lui dis, montrant mes deux mains : Manque de pot, j’en ai qu’deux.
[Applaudissements]
Il y a une histoire très ancienne qui pourrait nous montrer l’inutilité de la dette. Un type arrive dans une auberge, il demande une chambre, et l’aubergiste lui demande 50 €. Le gars sort un billet de 50€, le pose sur le guichet, et il dit : Je voudrais voir la chambre avant. – Pas de problème, dit l’aubergiste ; suivez-moi. Et les voilà partis visiter la chambre. Pendant qu’y sont partis, y a la femme de l’aubergiste qui passe et qui voit l’billet : Tiens ! Mon mari qui laisse traîner d’l’argent. Et là, elle se souvient qu’elle doit 50 € au cuisinier ; elle se dit, je vais aller lui rendre. Elle les donne au cuisinier, il lui dit merci. A c’moment-là, l’cuisinier, il s’souvient qu’il doit 50 € à la femme de chambre. Il va voir la femme de chambre ; il lui dit : Tenez ! Voilà les 50 € que j’vous d’devais. [On peut rajouter des personnages et faire durer.] Et la femme de chambre se dit tout à coup : Mais, j’dois 50 € à l’aubergiste ! Alors, elle va jusqu’au guichet et pose les 50 €. A c’moment-là, l’aubergiste revient avec le client ; celui-ci lui dit : – J’vous remercie pour la visite, mais la chambre m’convient pas du tout. Il r’prend ses 50 € et il s’en va.
Et là, tout l’monde est remboursé !
[Applaudissements]
Œuvres citées :

Pourquoi faut-il raconter des histoires ? Ouvrage collectif. Collection Passions complices.
Les misérables. Victor Hugo.
Dernières nouvelles des choses. Roger-Pol Droit. Editions Odile Jacob. 2005.
Théâtre Complet (dont : Les Suppliantes). Eschyle. Editions Garnier Flammarion.
Le liseur du 6h27. Jean-Paul Didierlaurent. Editions Au diable Vauvert. 2014.
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2 réponses à De l’utilité de l’inutile

  1. Clarissa dit :

    Generally I do not learn post on blogs, however I would like to say that this write-up very compelled me to take a look at and do so!

    Your writing taste has been amazed me. Thanks,
    very great article.

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