Restitution du débat du 15 avril 2015 à Chevilly-Larue
Animateur : Guy Pannetier.
Modérateur : Marc Ellenberger.
Introduction : Guy Pannetier.
Introduction : En fonction de la personne que l’on est, nous pourrons, ou nous ne pourrons pas, répondre directement à cette question. Je peux dire : oui: je peux être impartial, et au fond de moi, une petite voix me dit en écho : en es-tu bien sûr ?
Eh oui ! Parce que nous nous connaissons, nous savons que parfois nous ne pouvons pas, sans hésitation, affirmer que nous sommes impartiaux en toute situation.
Nous sommes le produit de notre culture, de notre éducation, d’un monde dans lequel nous avons vécu, et nous portons en nous des empreintes indélébiles. Et lorsque nous croyons juger, « en toute impartialité », consciemment ou inconsciemment, il nous a fallu choisir entre des options qui s’offraient à nous. Mais qu’est-ce qui a réellement déterminé nos choix ? Est-ce le fruit d’une délibération intérieure ? « Quand je délibère, les jeux sont faits. », dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant. « Quand la volonté intervient, la décision est prise. »
C’est donc une volonté qui se crée déjà à partir de considérations pour partie objectives, en regard d’une situation analysée, et d’autre part un jugement qui s’impose avant même toute délibération, pour le dire comme Sartre.
En revanche, il y a des professions, des fonctions qui nécessitent la plus grande neutralité, mais neutralité jusqu’où ?
En riant, on dit que nos amis suisses sont plus aptes que nous à cette neutralité. Mais neutralité n’est pas impartialité. Qui dit neutralité dit que l’on ne se prononce pas, qu’on ne s’engage pas par un jugement, ne favorisant ni la chèvre, ni le chou. Si le roi Salomon s’était déclaré neutre (s’il avait été Suisse), que serait-il advenu du bébé ?
Si j’avais été appelé à être juré d’assises, à mon avis, il aurait été souhaitable que je sois récusé, car je pense que dans le cas (par exemple) d’assassinat d’enfants ou de personnes âgées, je ne pourrais pas avoir quelque commisération envers le criminel ou la criminelle. Mon choix aurait été un avis non pas impartial, mais sûrement un jugement, presque une sentence avant la lettre.
Pour reprendre une idée de Pascal, c’est parfois le cœur qui juge plus que l’esprit, ou avant l’esprit, et là, ma commisération est d’abord pour la victime.
Enfin, en situation, il se peut qu’on reconsidère tout cela et que la raison nous ramène vers une certaine impartialité en regard de la responsabilité et du rôle qui alors nous est confié.
Ce thème n’est pas sans nous rappeler des débats faits sur le thème de la passion. En effet, dans ce débat, des personnes se disaient insensibles et tout à fait étrangères à ce sentiment. Celui qui se passionne, qui a des sentiments forts, n’est pas celui qui est le plus apte à se prononcer d’une façon impartiale. Il faudrait peut-être, pour ne pas être orienté par notre subconscient, pouvoir effacer l’ardoise de tout notre acquis.
Mais la solution se profile, nous disent des scientistes. Dégagés de toute empreinte émotionnelle, nous aurons à terme des programmes intelligents, qui, à partir de milliers de critères chargés, pourront juger « en toute impartialité ».
Enfin, je retiens que le symbole de l’impartialité c’est le bandeau (qu’on voit dans certaines œuvres) sur les yeux de la déesse Thémis, déesse de la justice, assise à la droite de Zeus. Cette image laisserait à entendre que, pour être impartial, il faut une certaine forme de cécité, cécité de la vue comme cécité à toute forme de sentiment.
Débat : > Dans le Dictionnaire de l’Académie française (édition de 1762, consultable sur le site Gallica de la BNF) nous avons comme définition pour Impartial : « Qui ne prend point l’intérêt d’une personne par préférence à ceux d’une autre. » Exemples donnés : un juge impartial, un historien impartial. Et pour le mot Partial : « Qui prend l’intérêt d’une personne de préférence à ceux d’une autre, qui s’affectionne à une personne plutôt qu’à une autre par esprit de prévention. » Exemples donnés : « Vous n’êtes pas croyable ; vous êtes partial. Il est trop partial. Il veut un avis qui ne soit pas partial. »
Dans le Dictionnaire de la langue française des écoles primaires (édité en 1836) : « Partialité : préférence injuste, qui favorise une partie au préjudice d’une autre. »
Dans le Dictionnaire de la langue française (Poitevin.1855), « Impartial : exempt de partialité, qui ne sacrifie point la justice à des considérations particulières : juge impartial, historien impartial. »
On retrouve ainsi souvent le juge et l’historien comme modèles d’impartialité, et ce mot de « prévention », c’est à dire « l’opinion favorable qui précède à l’examen ».
On retrouve aussi régulièrement les synonymes : juste, objectif, neutre, équitable, sans parti pris…
[Sondage] > Pour tester votre impartialité, je vais vous poser une question : Que pensez-vous des pédophiles ?
Réponse 1 > Je condamne, bien sûr, les actes, et je me souviens de propos de Michel Onfray qui nous disait que le pédophile n’a pas décidé d’être pédophile. Cette position m’ennuie un peu ; juger l’homme en soi ou juger ses actes sont deux choses différentes
Réponse 2 > Je condamne et je ne suis pas d’accord pour dire qu’il y a la nature et la culture ; et on a le droit, même le devoir, en tant qu’être humain d’en juger, donc je condamne.
Réponse 3 > Je condamne et en même temps je crois que je chercherai à comprendre.G Réponse 4 > Je ne sais pas si je condamne ou pas, parce qu’il y a tellement d’exemples dans l’histoire où c’était considéré comme normal, alors forcément mon jugement est entaché d’un passif culturel
Réponse 5 > On vit dans notre société actuelle ; on ne prend pas nos valeurs dans des sociétés anciennes. La question est de juger la pédophilie, « ici et maintenant ».
[Reprise du débat]
> Je voudrais aborder le sujet non pas par « partial ou impartial », mais par le problème de celui qui juge, le « je » de « puis-je ? » dans la question du sujet de ce débat. Cette question me semble impliquer qu’on traite déjà ce problème : qu’est-ce que le « je » ? Il me vient à l’esprit la formule du poète Rimbaud [dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny dite « seconde Lettre du Voyant »] : « Je est un autre. » Il poursuit : « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient d’un bond à la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse*, en s’en clamant les auteurs. » (* borgnesse, de borgne)
Donc, il y a plusieurs interprétations possibles à cette formule « je est un autre ». Mais quelle que soit son interprétation, elle s’oppose à celle du philosophe moderne Descartes, dont l’argumentation est « Je pense, donc je suis. » Mais que suis-je ? « Je suis une chose qui pense. » Autrement dit, il y a deux façons de définir le « je » ; soit comme un sujet clair, avec la conscience et qui a la capacité de douter, et donc de penser ; soit comme un objet complexe lié à de multiples déterminations : l’animalité, l’éducation, le milieu social, l’époque, la culture dominante, l’irrationnel. « Je est un autre » est tout cela.
Si on pense comme Descartes qu’il est possible d’éliminer tous les préjugés, les idées dominantes, qu’il est possible de dépasser le passé, alors, on répond que l’on peut être impartial, au sens de celui qui n’a pas de parti pris, de celui qui pense clairement et distinctement parce qu’il a décidé de faire table rase des idées préconçues et d’argumenter avec méthode.
Et cela peut être aussi un idéal qu’on se donne et qui caractérise l’être humain. Mais la plupart des philosophes contemporains sont redevables de recherches en science sociales : la psychologie, la psychanalyse, l’anthropologie, l’ethnologie, et ils soulignent justement que le sujet humain, c’est un « Moi », ce n’est pas un « je », parce que le « moi » est au carrefour des multiples déterminations, comme l’écrit Freud en 1932 dans Les nouvelles conférences ». Le « ça parle en moi », ou « là où est le ça, le moi, doit advenir », alors, à ce moment là, si l’on pense avec cette analyse, il est difficile d’être sans parti pris, et c’est pourquoi, on entend souvent la question : d’où tu parles ?
On comprend aussi la distinction entre le « je », capacité de penser, et le « moi », la conscience déterminée par toute une série de déterminants, dont d’abord l’inconscient.
Donc, pour ma part, je pense qu’il vaut mieux expliciter les raisons du point de vue que l’on défend, même s’il est impossible de cerner toutes les conditions qui ont produit l’avis défendu, simplement par respect pour l’autre avec lequel je discute. Je pense qu’il vaut mieux se prendre pour un « je ».
> Je voudrais vous raconter une anecdote, qui concerne un des plus grands écrivains d’Amérique latine, l’Uruguayen Eduardo Galeano, qui, devant une assemblée de jeunes universitaires, a posé cette question dynamite : Qu’est-ce que l’utopie ? En toute impartialité : à quoi sert l’utopie ? Une des réponses qui fut faite, c’est : lorsque vous avancez de dix mètres, l’horizon avance de dix mètres, donc l’utopie est a priori une chose inatteignable, comme l’est l’impartialité ; les deux sont un but. A la suite de cette réunion, il a écrit ce beau texte sur l’utopie [publié en 2004 chez Homnisphères dans le recueil Sens dessus dessous], donc je ne citerai que quelques lignes :
Utopies
« Nous allons porter les yeux au delà de l’infamie, pour deviner un autre monde possible. Un autre monde où :
L’air sera exempt de tout poison qui ne viendra pas des peurs et des passions humaines ; […]
Les gens ne seront pas conduits par l’automobile, ni programmés par l’ordinateur, ni achetés par le supermarché, ni regardés par la télé. […]
Les gens travailleront pour vivre, au lieu de vivre pour travailler.
On introduira dans le code pénal le délit de stupidité, que commettent ceux qui vivent pour posséder ou pour gagner, au lieu de vivre tout simplement pour vivre, comme un oiseau chante sans savoir qu’il chante et comme un enfant joue sans savoir qu’il joue. […]
Les économistes n’appelleront plus niveau de vie le niveau de consommation et n’appelleront plus qualité de vie la quantité de choses ; […]
Les politiciens ne croiront pas que les pauvres sont enchantés de se nourrir de promesses ;
Le monde ne sera plus en guerre contre les pauvres, mais contre la pauvreté, et l’industrie de l’armement n’aura plus d’autre solution que de se déclarer en faillite ; […]
Les déserts du monde et les déserts de l’âme seront reboisés ;
Les désespérés seront espérés et les égarés seront retrouvés, car ce sont ceux qui se désespérèrent à force d’espérer et qui s’égarèrent à force de se chercher ; […]
La perfection restera l’ennuyeux privilège des Dieux, mais, dans ce monde fou et foutu, chaque nuit sera vécue comme si elle était la dernière et chaque jour comme s’il était le premier. »
Je crois que ce texte est pertinent parce qu’il reflète un homme qui ne veut pas être partial et qu’en cela, il rejoint ce que nous disait Pascal, à savoir que nous sommes tous embarqués dans la vie concrète, dans cette seule période où il nous est donné de vivre.
> Quand on parle d’impartialité, on pense porter un jugement, ce qui renvoie automatiquement au concept de la justice, et là nous recentrons divers modèles de justice au cours de l’Histoire : telle la justice salique qui est un compromis entre la justice des peuples germains et une certaine vision de la légalité imposée par les Romains, laquelle justice des Romains était vindicatoire, c’est-à-dire, de vengeance. Donc, là, il n’y a pas d’impartialité.
Aujourd’hui, nous sommes dans une justice dite contradictoire, donc elle essaie de ne pas être partisane, de ne pas être partiale. A cet effet, a été créé, pour les jurés, le « serment du juré », figurant à l’article 304 du Code de procédure pénale : « Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X…, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider, d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. »
Chacun des jurés est alors appelé individuellement à prêter serment, en levant la main et en disant : « Je le jure. »
La justice, donc, a plusieurs rôles qui sont : compensation en justice, punition du coupable, protection des futures victimes.
> Je me suis posée cette question : Est-ce que j’ai toujours été impartiale dans mes jugements ? Mais de toute façon, même en étant impartiale, il faut bien donner un avis, son avis, faire un arbitrage, donc c’est déjà porter un jugement.
Je pense que l’impartialité est très difficile à respecter, il faut une honnêteté intellectuelle inconditionnelle pour être bien en accord « en son âme et conscience ».
En fait, on peut être appelé à porter un jugement sur un événement, des faits énoncés ou une situation, des témoignages qui sont apportés. Donc, des éléments donc nous ne sommes pas tout à fait conscients interviennent dans notre prise de jugement. Je pense aussi aux raisons d’ordre sentimental, aux émotions, tout ce qui peut influer d’un côté ou d’un autre, ou encore des raisons familiales, de solidarité, qui peuvent altérer notre volonté d’intégrité. On peut être motivé par un esprit de vengeance, parce que soi-même on a été victime d’une injustice non sanctionnée.
Par contre, je pense que nous avons suffisamment de dignité pour savoir que l’autre, autrui, est un autre moi, et que, si on était à sa place, on aimerait être jugé en toute impartialité
Donc, je pense que le sens de l’honneur, de notre dignité, doit nous entraîner à être équitable.
> Cela me semble impossible d’être impartiale, parce que, pour juger, il faudrait tout connaître de celui qu’on juge, savoir ce qui a conduit une personne à un acte précis. Je ne vois pas au nom de quoi on peut juger et condamner.
> Je pense qu’on ne peut pas être impartial et cela pour des tas de raisons. Il y a des éléments extérieurs, et on ne peut pas tous les savoir ; on ne connaît pas le passé de la personne qui est jugée, on ne connaît pas sa vie, on ne peut pas se mettre à sa place, parce qu’on n’est pas « lui ». Donc, déjà, je ne peux pas être impartial vis-à-vis de quelqu’un d’autre. De plus, je ne peux même pas être impartial avec moi-même, parce que tous mes jugements sont influencés par des choses plus ou moins conscientes, par exemple, je préfère telle personne à telle personne.
De la même manière, je sais parfaitement que ce que j’aurais jugé de telle façon il y a trente ans, je le jugerais sûrement différemment aujourd’hui, ceci parce que j’ai vécu des expériences, j’ai changé, j’ai un passé, et tout cela ne me permet pas de dire, je suis impartial.
Le problème, c’est qu’on ne peut pas toujours se contenter de rester neutre comme cela a été dit, parce que moi, j’ai été tiré trois fois au sort dans la même session pour être juré et, de plus, jamais récusé ; donc, je me suis « payé » trois procès en dix jours. Je ne peux pas dire que c’est facile, parce qu’on manque toujours d’éléments, parce qu’on a toujours l’impression qu’il manque des renseignements. On a des comptes-rendus d’enquête, des témoignages parfois contradictoires, mais lors du fait qu’on juge, on n’était pas là. Avec tous ces renseignements, on se dit qu’ils auraient pu chercher dans telle ou telle direction. Donc, on est obligé de juger une personne en utilisant des renseignements dont on n’est pas absolument certain qu’ils soient eux totalement impartiaux.
Cela n’empêche pas de juger, il faut bien le faire. Donc, on essaie, suivant l’expression, de juger « en son âme et conscience », en fonction de ce que je suis conscient d’avoir compris des éléments donnés, mais je n’ai aucune certitude et je n’ai pas d’autre choix.
A mon avis, ce qui est important, c’est de pouvoir se dire, dix ans après, j’ai jugé comme cela parce que je ne pouvais pas juger alors autrement et que cela me paraissait être impartial avec une certaine cohérence dans mes jugements et avec moi-même.
> Nous avons deux approches différentes : Ou je suis amené dans un cadre privé, inopinément, à juger de l’action d’une personne ou des personnes. Ou je suis officiellement habilité à donner un avis conséquent pour un jugement ou je suis, par profession, juge.
La seule fonction de jugement nous donne une responsabilité vis-à-vis de la société dans laquelle on vit ; on juge aussi en raison de valeurs de la société, en toute impartialité, ou en fonction d’idées très personnelles, et, là, c’est la partialité.
Si je suis en responsabilité de juger, que je suis juge, je vais juger, prononcer une sentence en fonction d’un code, d’un livre qui définit les délits, les crimes et les sentences ; je suis censé être impartial, hors tout sentiment : « la justice est aveugle ».
Par ailleurs, je peux être impartial si mon choix n’a aucune répercussion sur ma vie.
Je peux être impartial si ma décision, si mon choix, n’entraîne pour moi en aucun cas: ni un avantage moral ou matériel, ni un désavantage moral ou matériel. D’où la notion si souvent évoquée de conflit d’intérêt et d’où la question que pose aujourd’hui notre république des experts. Nous en avons un exemple avec les commissions ayant traité du barrage de Sivens, lesquelles se sont trouvées constituées de membres ayant fonction au Conseil général du Tarn et ayant des intérêts financiers dans des organismes chargés des études préalables et chargés de l’exploitation des barrages. Cette opacité nous a coûté la vie d’un jeune écologiste, Rémi Fraisse (21 ans), tué par une grenade offensive lancée par la gendarmerie française.
Lorsqu’on nomme une commission d’experts, la nomination des membres, déjà, définit souvent quels seront les choix. Parfois, ces commissions d’experts appelés à se prononcer sur des thèmes écologiques se trouvent avoir dans leurs membres des scientifiques qui travaillent pour des multinationales.
Autrement dit, ces pseudo-experts impartiaux sont inévitablement juges et parties ; on ne mord pas la main qui vous nourrit ; il y a alors conflit d’intérêts, c’est-à-dire que les intérêts personnels sont en concurrence avec l’intérêt général pour la mission pour laquelle je suis nommé. Nous voyons également que ce mot impartial peut être dévoyé à des fins d’idéologie politique. Suis-je impartial si j’accorde autant d’importance au contrat passé entre deux, ou quelques personnes, alors que cela est contraire à la règle générale, à des conventions collectives ? Je suis neutre, pourra-t-on répondre, mais il est des silences qui participent aux pires complicités ; la neutralité peut être une prise de position.
> Finalement, la discussion nous montre, et cela a été dit, qu’on ne peut pas être spontanément impartial, mais qu’on peut vouloir l’être, tendre vers, comme pour l’horizon, et c’est bien l’enseignement de Descartes : l’homme peut penser vouloir. « L’homme est condamné à être libre », dit Jean-Paul Sartre, il peut vouloir être impartial.
Le biologiste François Jacob (Prix Nobel de médecine en 1965) a dit : « L’oiseau est programmé pour voler, le cheval est programmé pour courir, l’homme est programmé pour apprendre. » Apprendre à penser, apprendre à juger, apprendre à être impartial. Donc, il faut bien distinguer ce qu’est l’homme spontanément de ce que l’homme peut être par son « vouloir » qui le caractérise comme être humain.
> Jusqu’ici, on a tendance à voir le sujet d’une façon subjective, personnelle, ou, qu’est-ce que l’impartialité pour moi ? Mais si on l’analyse d’un point de vue un peu plus sociologique, historique, on peut citer Marx qui disait que l’impartialité est lié au concept de la justice, de la justice sociale, et qu’elle est explicitée par les lois; parce que le monde vit en société, nous ne vivons pas que nos vies, que nos angoisses, nous sommes membres d’une société, et à partir de là Marx disait qu’il n’existait pas de justice dans l’abstrait. La justice, tout le monde peut la nommer, mais la réalité est tout autre, et il donnait un exemple, celui d’un riche américain ayant émigré dans les années 1800 avec ses esclaves en Angleterre, qui n’était plus esclavagiste. Alors qu’il avait fouetté un des ces esclaves, il est condamné par le tribunal. Furieux, il se plaint. Comment peut-on dire, commente-t-il, qu’il y a la liberté dans un pays où quelqu’un ne peut pas fouetter ses propres esclaves.
Donc, pour Marx, impartialité et justice, c’était un concept de classe.
> Le poème de Florence (rondeau double) :
Peut-on être impartial ?
Je suis une partie d’un tout
Une variable aléatoire
Sans amour, sans haine ni tabou
Je juge à la fin de l’histoire
Lorsque les mots sont probatoires
Et la pensée sans garde-fou
La justice est vindicatoire
Je suis une partie d’un tout
Pour les soldats au garde à vous
Et la richesse ostentatoire
Je suis la corde ou le verrou
Une variable aléatoire
J’ai codifié le répertoire
Des coupables et des sales coups
Je construits mon réquisitoire
Sans amour, sans haine ni tabou
J’ai mis des rois sur les genoux
Un avocat dans le prétoire
Le diable est innocent, c’est tout
Je juge à la fin de l’histoire
J’ai la sentence exécutoire
Un code pénal un peu fourre-tout
Une conscience contradictoire
Avec tout ça mis bout à bout
Je suis une partie d’un tout.
> Dans le film Douze hommes en colère (sorti en 1957), si le jeune homme a été acquitté, c’est parce qu’au sein des jurés, le 12ème juré est devenu un leader informel et qu’il a fait en sorte que les autres jurés s’attachent plus aux faits qu’à leur affects et à leur ressenti, en évitant les résonances. Par exemple, dans les jurés, il y avait un père de famille qui jugeait son fils au travers de l’accusé…
> Nous avons vu que nous avons souvent une impartialité à deux vitesses.
On peut reprendre cet exemple assez classique de deux personnes qui se noient et on ne peut en sauver qu’une. L’une des deux personnes est un grand savant, qui a beaucoup apporté à l’humanité. Les deux appellent « au secours ! », et des deux voix, l’une m’est familière, c’est celle d’un proche, d’un ami. Alors, un élément subjectif entre en ligne de compte ; je vais faire un choix qui m’est spécifique, un a priori ; c’est mon lien familial ou amical qui va motiver mon choix.
Certains philosophes nous disent qu’il faut éviter parfois « la raison de trop », c’est-à-dire que, dans le choix, je n’ai rien à justifier. Dans ce cas, le souci de soi et le souci des autres sont incompatibles.
Par ailleurs, nous avons inévitablement évoqué la neutralité. Ce qui est illustré aussi dans une pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre, Le diable et le bon Dieu. Lors d’une guerre, un officier recruteur s’adresse aux paysans (acte III, 7ème tableau, scène 1) :
« …- Et que ferez-vous, bonnes gens, si la guerre éclate
– Nous prierons.
– Ah ! je crains que vous ne soyez obligés de prendre parti.
– Pour cela, non ! Non et non !
– N’est-ce pas une guerre sainte que celle des esclaves qui veulent devenir des hommes ?
– Il faut, disent les bonnes gens, se soumettre, attendre et prier.
– Traîtres vous voilà démasqués : vous n’avez d’amour que pour vous-mêmes. Mais prenez garde, si la guerre éclate, on vous demandera des comptes, on n’admettra jamais que vous soyez restés neutres pendant que vos frères se faisaient égorger. […] Si vous vous ne battez pas par fraternité, que ce soit du moins par intérêt : le bonheur, ça se défend. »
Cet exemple pour signaler que la neutralité, parfois, c’est accepter, c’est indirectement se faire complice et ce peut être aussi lâcheté.
> Dans le prolongement de la neutralité dangereuse, j’ai relevé cette phrase attribuée au philosophe Charles Renouvier [1815-1903], pour qui « Un homme impartial est un homme neutre. Un homme neutre est un homme nul. »
> La neutralité, c’est ne pas prendre parti du tout, rester complètement en dehors, mais à partir du moment où l’on parle d’impartialité, on prend la balance, on pèse le pour et le contre, et là il faut choisir, il faut juger.
> Nos liens, nos appartenances à un groupe, à une communauté d’individus, à une communauté d’idées, peuvent mettre notre raison en échec. Ma raison peut-elle décider contre mes sentiments ? Je ne suis pas un spectateur de la vie, je suis aussi acteur de cette vie.
Si je m’en tiens à l’impératif kantien qui veut que j’agisse envers autrui comme je voudrais qu’il agisse envers moi, le problème est encore faussé, car je souhaiterais sûrement que l’autre décide en ma faveur ; je ne sors pas de ma partialité.
Mais il est des choix où le principe kantien motivera mon choix. Je prends telle option, tel engagement politique, même s’il peut s’avérer contraire à mes intérêts, parce que je décide en pensant que c’est la façon que je voudrais voir adoptée par tous (encore un impératif kantien) : « Agis de façon telle que tu traites toujours l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin et jamais simplement comme moyen. »
Je me pose la question de savoir si les juges sont, par nature ou par expérience, capables de se mettre suffisamment à distance pour toujours juger en toute impartialité ; c’est ce que peuvent espérer tous les justiciables.
Et enfin, on peut dire que cette question d’impartialité, du juger à partir de son libre arbitre, reste un privilège de sociétés démocratiques, car dans de nombreux pays, tous les jugements de la vie courante jusqu’aux plus graves sont codifiés, soit par une coutume, soit par un dogme religieux omnipotent, soir par un régime dictatorial. Cela doit nous rappeler combien nous devons rester attentifs à cette possibilité d’impartialité.
Quelques citations entendues au cours du débat :
« Les règles de la justice et de l’honneur conduisent presque toujours à l’utilité même. » (Louis XIV)
« Il est mauvais de penser aux hommes en fonction de leur bassesse. » (André Malraux)
« Quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. » (Romain Rolland)
Œuvres citées :
Livres
L’être et le néant. Jean-Paul Sartre.
Les nouvelles conférences. Sigmund Freud.
Théâtre
Le diable et le bon dieu. Jean-Paul Sartre.
Cinéma
Douze hommes en colère. Film de Sidney Lumet sorti en 1957.