Thème : « Quels sont les apports de l’art en matière d’esthétique
de morale, de liberté… ? »
Film : « Ivre de femmes et de peinture » d’IM Kwon-Taek suivi d’un débat ayant pour thème :
Essai de restitution du film-débat au Centre culturel André Malraux de Chevilly-Larue
le 5 mars 2003
Débat animé par : Lyne Vogne, Jean-Daniel Dupasquier, Guy Pannetier, Guy Philippon, avec pour invités Rasko Marakovic, sculpteur et Sandrine Fonséca, professeur au conservatoire d’arts plastiques.
Spectateurs : 120 Participants au débat : 80
Quelques mots sur le film : L’histoire du peintre coréen Ohwon se situe fin du XIXème siècle. La Corée est agitée de guerres intestines : les monarchistes soutenus par la Chine et les réformistes par le Japon se font la guerre et le peuple souffre. Le peintre issu d’une famille pauvre apprend son métier en copiant les œuvres du passé, en fréquentant les maîtres de l’époque. Il acquiert un certain renom. On lui passe commande. Ses toiles servent de monnaie d’échange. Il pourrait devenir riche s’il était sage et carriériste.
Mais « il veut changer », c’est-à-dire apporter quelque chose de nouveau, de neuf à la peinture de son temps. Le peintre pour créer, et dans le dégoût de lui-même qu’il sublime dans son art, a besoin d’alcool et de femmes. Aussi entreprend-il une longue démarche empreinte d’alcool où aventures picaresques et recherches intransigeantes, lui font toucher les limites du supportable. Il mène une vie dissolue, atypique et errante avec pour seule richesse son regard sur les choses et son aptitude à transposer la réalité.
Et puis, il y a l’amour, les femmes, la nature, la vie. Il aime la vie et ses turbulences comme il aime les paysages majestueux des montagnes et des eaux, les orages et les éclairs, le vol des étourneaux excités par un prédateur faucon…
La guerre le bouscule comme sa réputation. Il peint pour le roi, un ministre, un seigneur, les grands de ce monde. Les prostituées et ses amis n’hésitent pas à garder un souvenir ou à vendre une de ses œuvres. Pourtant dans les agitations sociales, politiques, artistiques qu’il traverse, l’artiste résiste comme il peut aux contraintes, aux pressions dont il est l’objet. Parfois, il s’enfuit à la campagne et observe, retient les spectacles que la nature lui offre et qui l’inspirent.
Puis il revient à Séoul où il a ses habitudes et ses habitués. Il retrouve même une de ses amies avec qui il vit un amour orgasmique éclatant, une apothéose de chairs, de désirs, d’exubérances, de fusion et de confusion. Cette nuit extraordinaire de démence lui fait accéder à sa propre créativité, style et expression artistique, personnels.
Dehors les monarchistes semblent l’emporter… et ce sont les réformistes qui arrivent pour établir un ordre nouveau. Le peintre, une fois encore, est épargné par la soldatesque ; il échappe à son sort et reprend sa route, une route … Il retrouve son ancien maître réfugié à la campagne qui lui révèle « l’absurdité de sa vie » ; chemin faisant, il fait la découverte des arts du feu. Il cherchait des « poètes ». Il trouve des « potiers ». Il réalisera quelques décors au flanc de vases … et l’on apprend par la presse que le peintre Ohwon a disparu en 1896 !
Pour savoir comment ? Il faut aller voir le film. Un spectacle fort, inoubliable.
En introduction, Jean-Daniel nous soumet quelques réflexions sur le cinéma. C’est un art relativement jeune mais qui a connu en l’espace d’un peu plus d’un siècle un développement extraordinaire et une histoire très riche et très mouvementée en matière de morale et de liberté. Le cinéma a traité de manières très diverses tous les aspects de la vie des hommes, quels que soient les mouvements de pensée à la fois esthétiques, thématiques, politiques et sociaux. Pour l’influence qu’il exerce dans l’évolution des mentalités, il a été traité avec méfiance et parfois durement par les pouvoirs en place : stalinisme en URSS, Maccartisme aux USA, sous l’occupation en France ou plus récemment lors de la guerre d’Algérie où 18 films ont été interdits ou censurés. Et bien sûr, il a été largement utilisé par la propagande des régimes totalitaires. Mais le cinéma a connu des périodes de grands bonheurs créatifs comme au moment du Front Populaire où les films de Jean Renoir et de Grémillon ont trouvé un accord consensuel avec les aspirations des mouvements populaires de l’époque. Le cinéma a aussi suivi ou accéléré l’évolution de la morale sociale, politique du moment. Le cas du Western est exemplaire : avant les années 60, l’Indien est présenté méchant, cruel, sanguinaire…Après il devient un bon Indien luttant pour une juste cause, la liberté et la justice ! Il en est de même pour le film de ce soir. Nous découvrons le cinéma asiatique qui connaît un essor et une créativité considérable depuis 10 ans, en grande partie grâce au soutien de la France notamment du CNC et du réseau des 200 salles de l’Association française des Cinémas d’Art et d’Essai dont le centre culturel de Chevilly-Larue fait partie. Mais le risque de régression demeure tant que la notion « d’exception et de richesse culturelles » ne seront pas adoptées à Bruxelles au niveau européen afin de différencier sur le plan de la législation commerciale les bouteilles de coca-cola et les films. Et ce n’est pas gagné !
Le Débat s’entreprend autour de considérations historiques, esthétiques, artistiques, morales, sociales… Ainsi, note-t-on une similitude entre l’histoire et la peinture en Corée et en France au XIXème siècle dont on sait que les peintres s’opposaient à l’académisme. Pourtant le film et le personnage central n’ont rien à voir avec la morale et la liberté, mais « un tableau n’est qu’un tableau ».
– Un des animateurs, artiste lui-même, donne son sentiment qu’un artiste doit vivre à l’écart de la politique : « ce n’est pas son rôle ».
– L’artiste fait partie de son époque. Il s’en imprègne et la retransmet. « Il a un rôle politique au sens large de l’expression. ». Du reste dans le film un compatriote déclare au peintre : « seule ta peinture peut rendre un peu d’espoir au peuple ». L’exemple de Van Gogh est rappelé pour sa ressemblance avec Ohwon : « la même passion, le même délire, celui de transmettre et d’embellir la vie. Tous les hommes aspirent à la paix, la joie, la beauté. L’art peut donner du sens, un sens à la vie ».
– L’artiste contribue « à l’embellissement de la vie comme une élévation à la dimension culturelle. Un aspect évolué de la politique ». « Mais la peinture n’est pas un slogan ! »
– Van Gogh est l’exemple de la différence : « Ohwon est célèbre, reconnu, glorifié ». L’idée de l’artiste témoin de son temps revient avec vigueur : « même si son art peut aller à contre-courant comme pour les expressionnistes allemands dont Hitler a détruit les œuvres ».
– Une définition de la notion de beauté est proposée en citant Kant : « le beau est sans concept. Impossible de définir ce qui est beau en soi et de donner des règles. Le beau ne se justifie que par le plaisir que nous avons à voir les choses ». En clair : « le beau est ce qui plaît »
– De plus, Ohwon est une enfant d’extraction populaire, humble, maltraité ; devenu adulte, il demeure farouchement indépendant et ne veut exprimer que sa propre perception de la vie, du monde, en dehors des concepts de morale et de liberté .
– Le film « La Belle Noiseuse » est évoqué pour établir un rapprochement entre « le grand œuvre » (qui sera emmuré) et le « grand homme » (qui finira dans le feu). L’art abouti entraîne la fin artistique du créateur (Ohwon) ou de la création (Belle Noiseuse). « La peinture a été inventée par un potier »
– L’art est émotion, ressenti, je me souviens d’une expérience esthétique vécue : « une madone, sur sa joue, une larme qui émeut, qu’on voudrait toucher, sécher… ». « C’est l’âme de l’œuvre, ce ressenti émotionnel » qui entraîne un « virement d’être » (Bachelard). Après ce « ressenti » on ne voit plus, on ne sent plus l’art, la vie de la même façon. Les philosophes du siècle des lumières parlaient « d’esthétique transcendantale ». Aussi : « l’art est une nécessité mais n’est pas utile ». «L’art nous libère du poids de la vie. L’art n’est rien que de l’art ; c’est lui qui nous permet de vivre, qui nous stimule à vivre. L’art c’est le beau mensonge qui permet de supporter la vérité » (Nietzsche)
– L’art ne peut s’enfermer dans des constructions académiques », d’ailleurs le peintre dans le film s’évade de la peinture officielle et de l’enseignement de ses anciens maîtres. L’artiste absolu s’approprie les données de base et dans le cas présent la calligraphie se mélange à la peinture. Même si l’on ne doit pas confondre peinture juxtaposée et peinture superposée.. Mais les peintres, les artistes donnent des « ouvertures, des voies de liberté ».
– A ce sujet Hegel confirme : « L’art est le moment suprême de la libération de l’esprit » et des artistes peuvent avoir un rapport extrême avec la liberté.
– Après tout « un artiste doit être quelqu’un qui dérange ». « Je suis un chanteur énervant… mais jamais valet, ni esclave. » (Renaud).
– Certes, tous les artistes ne sont pas épris de liberté : les staliniens, les subventionnés par l’Etat savent bien à qui ils doivent plaire. Et la société du spectacle fait le reste ! Mais l’art nous atteint dans notre sensibilité. Ce que nous ressentons devant une œuvre, peinture, musique, donne valeur à l’art, à l’œuvre qui va au-delà et surpasse la simple apparence. Ce qui ressort du film : « tu dois aller au-delà des apparences ». Cependant « il y a œuvre quand il y a véracité ».
– Dans cette approche morale de l’artiste et des œuvres, je pense à : « Dos y très de Mayo » de Goya, à « Guernica » de Picasso. L’intégrité, y compris historique, retrouvée dans les œuvres d’art détermine aussi la valeur à l’art, expression de l’âme. Si, selon les époques, la liberté et la morale changent, ce que fait l’artiste est ce qu’il est comme un apport personnel, original et historique à la morale et à la liberté.
– Mais c’est vrai aussi que « l’artiste a une sensibilité qui se fiche bien de la morale et de la liberté ». Comme du bien et du mal : « Et si l’art n’était ni moral, ni immoral… ? »
– L’’art peut être une dangereuse liberté : autodafés, photos sur t-shirt, textes de philosophes qui les conduisent en exil ou en prison…autant d’actes qui, également, sont à l’origine de libertés nouvelles. Les contes, les fables, les films peuvent favoriser la structuration morale, donner des repères pour faire des choix justes et bons pour la vie en société, tant pour les enfants, les jeunes, les adultes…« Si la morale apporte l’ennui, le conte fait passer le précepte avec lui. » (La Fontaine)