Montaigne, ou la Renaissance de la philosophie.

Restitution du débat. Café-philo de Chevilly-Larue
27 mars 2013

Montaigne. Oeuvre anonyme. 1608. Musée Condé de Chantilly.

 

Animateurs : Edith Perstunski-Deléage, philosophe. Guy Pannetier. Danielle Vautrin. France Laruelle. Lionel Graffin.
Modérateur : Marc Ellenberger.

Biographie de Montaigne (1533 – 1592)
(Danielle)

Famille et petite enfance de Montaigne:
Philosophe, homme politique, penseur, écrivain et moraliste, Michel Eyquem seigneur de Montaigne naît le 28 février 1533 au château de Montaigne, à Saint-Michel-de-Montaigne en Dordogne, dans le Périgord. Du fait de la mort en bas-âge des deux premiers-nés, il est l’aîné des huit enfants de Pierre Eyquem et d’Antoinette de Louppes.
Son arrière-grand-père, Ramon Eyquem, négociant bordelais, avait acheté cette maison du XIVème siècle, seigneurie de Montaigne, arrière-fief de la baronnie de Montravel,  portant ainsi le titre de seigneur de Montaigne, qu’il transmit à ses héritiers.
Son grand-père, Grimon Eyquem, reste marchand et continue à faire prospérer la maison de commerce de Bordeaux.
Son père, héritier d’une famille enrichie par le négoce, est le premier à abandonner sa profession pour vivre en gentilhomme, qui, au fil du temps, a réussi à se faire anoblir. Il enrichit le domaine avec l’aide active de son épouse. C’est un humaniste ouvert aux idées nouvelles qui fait apprendre à son fils le latin et le grec. Il entoure l’éducation de son fils d’une grande douceur. Le jeune Michel de Montaigne passe son enfance auprès des paysans ; il restera toute sa vie proche et respectueux des gens humbles.
Si les relations du jeune Michel avec son père sont d’une grande tendresse, ses relations avec sa mère semblent avoir été plus chaotiques. Son père a pris soin de définir les moindres détails de la cohabitation entre mère et fils après son décès.
Montaigne est de plus le frère de Jeanne Eyquem de Montaigne, mariée à Richard de Lestonnac et donc l’oncle de Sainte Jeanne de Lestonnac. Montaigne a été élevé dans la religion catholique et en respectera toute sa vie rigoureusement toutes les pratiques jusqu’à sa mort. Ses contemporains n’ont pas douté de la sincérité de son comportement.

Les études de Montaigne
En 1540, à 7 ans, après avoir reçu les enseignements d’un précepteur allemand, Horstanus, qui ne lui parle qu’en latin, Montaigne entre au Collège de Guyenne à Bordeaux, réputé pour son enseignement. Cette expérience se révèle traumatisante, car, habitué à être éduqué sans la moindre contrainte, il a du mal à s’habituer à la discipline drastique et quelquefois cruelle qui lui est imposée. Mais il se révèle un élève brillant par ses discussions, ainsi que par son adaptation à l’enseignement humaniste et son goût pour le théâtre.
En 1546, à 13 ans, il apprend le droit à Toulouse et en 1554, à 21 ans, il devient conseiller à la Cour des Aides de Périgueux. Il succède à son père devenu entre temps maire de Bordeaux, dans sa charge de magistrat à Périgueux, puis au Parlement de Bordeaux. Sa fonction l’amène à s’occuper également des questions politiques ; Montaigne fréquentera la Cour, tout en étant trop fier pour y devenir courtisan.

Rencontre avec La Boétie
En 1557, à 25 ans, Montaigne fait une rencontre qui restera un des meilleurs souvenirs de son existence, celle d’Etienne de la Boétie, qui a 28 ans (et qui mourra, sans doute de la peste, à 32 ans). La Boétie siège au Parlement de Bordeaux. Il est plus mûr que Montaigne ; orphelin de bonne heure, marié, il est chargé par ses collègues de missions de confiance comme la pacification de la Guyenne en 1561. C’est un juriste érudit avec une solide culture humaniste, qui écrit des poésies latines et des traités politiques. Son ouvrage le plus connu est le Discours de la servitude volontaire. L’amitié de Montaigne et La Boétie est devenue légendaire et reste un symbole. Montaigne est influencé par l’exigence morale de son ami et son stoïcisme, notamment à sa mort. Dans l’édition posthume de ses Essais (exemplaire personnel de 1588),  il dira pourquoi il l’aimait : « parce que c’était lui » et, d’une autre encre,  « parce que c’était moi ».

Mariage de Montaigne
Vers 1561, pour soulager la perte causée par la mort de son ami qu’il considérait comme son double, Montaigne se lance dans de multiples aventures amoureuses, compte tenu de l’importance pour lui du plaisir sensuel, avant de se marier en 1565 avec Françoise Léonore de la Chassaigne, dont il aura 6 filles, mais dont une seule atteindra l’âge adulte, Léonor.

Héritage de Montaigne
En 1568, au décès de son père, il hérite d’une belle fortune, qui lui donne les moyens d’abandonner sa charge de magistrat Il se retire sur ses terres et se consacre à l’administration de son domaine, à l’étude et à la réflexion.
Il fait aménager dans une tour du château (que l’on peut visiter) sa « librairie », une bibliothèque contenant tous ses livres, dont les œuvres de Sénèque et Plutarque.

Montaigne en politique
En 1571, il est fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel par Charles IX et il est nommé gentilhomme ordinaire de sa chambre en 1573, charge honorifique très prisée que renouvellera Henri de Navarre, chef du parti protestant, et futur Henri IV, en 1577. Il reçoit à sa création en 1579 le collier de l’ordre du Saint-Esprit par Henri III.
En cette période agitée par les guerres de religion, qui ont commencé en 1562, il se trouve dans l’obligation sur ordre du roi de prendre part aux hostilités, plus en diplomate qu’en soldat. Il en ressort horrifié.
En 1574, Montaigne fait devant le Parlement de Bordeaux un discours remarqué. Il mène des négociations entre Henri de Guise et Henri de Navarre, le futur Henri IV.

Santé de Montaigne
Il est atteint d’une maladie de la vessie, la gravelle, et, vers 1580, il tente de se faire soigner dans différentes villes d’eaux de France, de Suisse, d’Allemagne et d’Italie, ce qui lui permet de s’éloigner du spectacle désolant de la guerre civile. Il tire de cette expérience un Journal de voyage, rapportant ses péripéties, ses réflexions sur les mœurs et les coutumes des différents pays, ainsi que le ressenti sur la douleur et sur sa maladie. Ce manuscrit personnel ne sera publié qu’à sa découverte en 1774.

Les Essais
En 1580, Montaigne publie une première édition des Essais, dont il a entrepris la rédaction en 1572. Les Essais sont d’abord le livre d’un grand lecteur et le fruit de la retraite intellectuelle de l’auteur dès 1570. Il y exprime sa pensée personnelle suivant la maxime « Fay ton faict et te cognoy ». Il pense que tout homme porte en lui-même « la forme entière de l’humaine condition ». Son œuvre est le fondement d’une nouvelle forme de pensée où le doute devient l’expression du devoir intellectuel.
Son scepticisme est un fait nouveau dans l’histoire de la Renaissance. Il s’interdira de juger en matière de morale, de politique et de religion.
En 1582,  il travaille sur une deuxième édition des Essais (avec plus de 600 ajouts) qu’il publie en 1588.

Voyages
En 1581, il est reçu par le Pape et honoré du titre de citoyen romain. Il apprend aux bains de Lucques, où il séjourne, qu’il est élu maire de Bordeaux contre sa volonté et reconduit deux ans plus tard malgré l’opposition des ultra-catholiques. Il quitte soulagé cette fonction en 1585 quand se déclare une épidémie de peste à Bordeaux.
En 1586, il quitte son château pour fuir la peste. Il va errer pendant six mois au hasard des amis ; il va retrouver son domaine dévasté en mars 1587 et se met tout de suite à le reconstruire, stimulé par ses propres épreuves.
Il va voyager beaucoup, comme diplomate et pour son plaisir. En janvier 1588, il est dévalisé, puis enfermé par des radicaux protestants en se rendant à Paris. Il devra son salut au prince de Condé. En mai 1588, il est arrêté à Paris par les autorités de la Ligue après l’entrée triomphante d’Henri de Guise. Il devra son salut, cette fois, à la reine Catherine de Médicis.
En 1588, Montaigne part à Paris pour faire imprimer son livre.  A Paris, Montaigne fait la connaissance de Marie Le Jars de Gournay et c’est, après La Boétie, la seconde grande rencontre de sa vie. Il l’appellera sa « fille d’alliance » et la jeune fille lui vouera une fervente et fidèle admiration.

La fin de la vie de Montaigne
Montaigne passe les dernières années de sa vie dans son château à annoter et à enrichir les Essais.
En 1590, il assiste au mariage de sa fille Léonor avec François de la Tour.
De plus en plus malade, il ne quitte plus sa « librairie » et écoute les messes célébrées dans la petite chapelle du rez-de-chaussée par un trou dans le mur encore visible aujourd’hui.
Il décède dans son château le 13 Septembre 1592, parmi ses proches voisins, pendant l’Elévation de la messe. Il a 59 ans.
Son ami Pierre de Brach écrira : « Après avoir heureusement vécu, il est heureusement mort

Le contexte politique et social
(Guy)

On ne peut appréhender l’œuvre de Montaigne, sa pensée, sans connaître les grandes lignes de sa vie et sans prendre en compte l’époque dans laquelle il a écrit.
Réveil et Renaissance de la philosophie, Montaigne, redonne vie aux philosophes grecs et romains qui avaient été occultés pendant dix siècles, période où seuls Aristote et Platon étaient cités et commentés. Les écrits concernant Montaigne, sa vie, son œuvre, pourraient remplir des bibliothèques. Mais ceci n’empêche surtout pas des personnes, qui ne sont ni historiens, ni tous philosophes « patentés », de chercher à débattre autour de ce  « monument » de la philosophie française.

De son enfance jusqu’à ses derniers jours, il va vivre dans un monde chaotique, un monde en effervescence, un monde de confusion, dira-t-il. Imaginez ! On vient de découvrir un nouveau monde [en 1492], peuplé de « sauvages », avec d’autres coutumes, d’autres croyances ; avec l’adoption du calendrier grégorien en France le 9 décembre 1582, le premier jour de l’année est passé du 1er avril au 1er janvier [et 11 jours ont été supprimés pour rattraper le retard qu’avait pris le calendrier julien, le 20 décembre 1582 succédant directement au 9 décembre 1582] ; les protestants introduisent une Réforme dans le dogme catholique. L’Eglise étant la première structure sociale vraiment pérenne, voilà que des vérités de la Bible sont controversées ; les guerres de religion se succèdent les unes aux autres. Ces guerres vont durer 35 ans, avec le 24 août 1572 la Saint-Barthélemy ; on torture, on tue les hérétiques, on brûle des gens lors de processions expiatoires… C’est le même « programme des réjouissances » que lors des  siècles précédents.
C’est l’époque où la médecine procède à de premières expériences sur les corps humains. Ce sera la peste noire, pandémie de peste bubonique qui sévit dans toute l’Europe de 1747 à 1751 tuant 30 à 50 % de la population, dont 14 000 personnes rien que pour la région de Bordeaux. « Quel destin, » lui écrit son ami La Boétie, « nous a fait naître précisément dans cette époque. » Ceci met en relief cette expression si célèbre de Montaigne : « le monde est un branloire pérenne » (dont une des interprétations serait : un monde en bouleversement permanent).
Comme tous ceux qui veulent s’instruire de leur temps, il a connaissance du génocide perpétré par les Conquistadores, il a connaissance des crimes de l’Inquisition, il a lu Las Casas ; il appelle l’évangélisation espagnole « la boucherie ». Il assiste aux révoltes contre la gabelle (taxe sur le sel) en 1548 et aux cruelles répressions qui s’en suivent. Celui qui avait été élevé presque exclusivement dans la sagesse des anciens, celui qui avait  fait ce qu’on appellera ses « Humanités », va se trouver projeté dans un monde qu’il ne comprend pas. Ce décalage est total ; c’est peut-être là un des points qui l’amènera à se questionner, à questionner ce monde, avec son œuvre.
Finalement, ce retour sur soi, cette introspection est pour connaître l’homme pour comprendre ce monde : « Je ne peints pas l’estre. », dit-il, « Je peints le passage. » Il nous dépeint son époque. Le regard dans le miroir que va critiquer, entre autres, Pascal, est aussi un regard altruiste.
Alors que tout ou partie de la pensée médiévale n’avait eu pour but que d’asseoir le dogme catholique, en utilisant Platon et Aristote, en commentant ces derniers avec le prisme d’une vérité révélée, Montaigne va déchirer le voile, libérer la pensée au point qu’il va intituler le chapitre IX du livre 2, « de la liberté de conscience », ce qui est osé en ces temps.  Il sera, dira Stefan Zweig dans son ouvrage sur Montaigne, « un libre penseur ». On peut penser qu’il fallait qu’en son époque, Montaigne soit sérieusement protégé, par le roi, par les Médicis, par Henri de Navarre et d’autres, pour pouvoir oser les écrits que sont Les essais, et qu’ils ne soient pas censurés.

 

Montaigne pendant les guerres de religion.
(France)

A l’époque de Montaigne, outre les soubresauts féodaux, un profond mouvement religieux, « la Réforme », voit le jour. Il a pour but de convaincre les prélats et la papauté d’exercer la piété de façon plus simple, plus sobre.
Ce mouvement mal compris aboutit à de violentes guerres de religion (au nombre de huit) qui vont durer 35 ans, aboutissant à l’Edit de Nantes le 13 avril 1598, qui instaure une tolérance limitée.
Pour mieux comprendre ces guerres, il paraît bon de rappeler un peu d’histoire relatant les intriques entre les dynasties et les religieux, où chacun veut garder ou prendre le pouvoir.
C’est sous le règne d’Henri II (1519-1559, roi depuis 1547) que les tensions religieuses s’aggravent dangereusement à cause d’une législation antiprotestante multipliant les édits restrictifs. En effet, le roi n’admet pas qu’une grande partie de la noblesse adhère aux idées de la Réforme, c’est-à-dire, au protestantisme.
A la mort d’Henri II, ses fils, d’abord François II (1544-1560, roi depuis 1559, à l’âge de 15 ans), puis Charles IX (1550-1574, roi depuis 1560 à l’âge de 10 ans) se succédèrent comme rois ; trop jeunes pour gouverner, ils seront sous la régence de leur mère Catherine de Médicis, opposée à la Réforme. Ces deux rois furent sous l’influence du duc Henri de Guise (catholique), lequel dirigeait de fait le gouvernement depuis 1559.
Cette situation déplaisait au roi de Navarre (futur Henri IV) et à son frère, tenus à l’écart parce qu’ils étaient protestants.
La famille de Guise était féroce et impitoyablement opposée au mouvement des protestants. Ces derniers, désireux d’obtenir le droit d’exercer librement leur culte et l’obtention de droits égaux à ceux des catholiques, furent persécutés et massacrés en grand nombre. Le duc François de Guise, initiateur et responsable de ces massacres, meurt le 24 février 1563 à la suite d’un coup de pistolet reçu 6 jours avant au siège d’Orléans. Le chef des protestants, Louis de Condé, frère du roi de Navarre et oncle du futur Henri IV, est tué à son tour à Jarnac le 13 mars 1569.
L’amiral Coligny, nouveau chef protestant qui était également conseiller du roi Charles IX, tenta de l’entraîner dans une guerre contre l’Espagne.
Catherine de Médicis craignant pour la dynastie, donna sa fille Marguerite de Valois, dite Margot, en mariage au protestant Henri de Navarre.
Les  de Guise  se faisant alors menaçants, Catherine de Médicis change alors de nouveau de camp.
Le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, le carillon de l’église Saint-Germain l’Auxerrois à Paris donne le signal du gigantesque massacre des protestants, tant à Paris que dans le reste du pays ; on dénombre plusieurs milliers de victimes, dont l’amiral de Coligny.
Henri de Navarre, prince de sang, sauve sa tête, mais est retenu en otage à la cour.
A la mort de Charles IX en 1574, son frère Henri (1551-1589) lui succède sous le nom d’Henri III ; celui-ci, intelligent mais indécis, reprend les hostilités.
En 1584, la mort prématurée à 29 ans du duc d’Alençon, dit « Monsieur », le  frère du roi et dernier fils d’Henri II et de Catherine de Médicis, entraîne que le prochain héritier légitime de la couronne sera son cousin, Henri de Navarre.
Les catholiques ne voulant pas qu’un protestant puisse un jour accéder au trône, les de Guise signent avec les Espagnols le 31 décembre 1584 le traité de Joinville prévoyant qu’à la mort d’Henri III, son successeur sera le cardinal de Bourbon (catholique).
Henri III, sentant le danger, publie l’édit de Nemours du 18 juillet 1585, interdisant le culte aux protestants. En outre, il déchoit Henri de Navarre de ses droits.
Henri de Guise se fait acclamer par le peuple à Paris, humiliant ainsi Henri III, lequel le fera assassiner à Blois le 23 décembre 1588,  ainsi que son frère Louis, cardinal de Lorraine, le 24.
Après ces deux meurtres, la « Sainte Ligue » catholique reprend les luttes et Henri III n’a pas d’autre solution que de s’allier aux protestants ; il se réconcilie avec le roi de Navarre.
Le 1er août 1589, Henri III est poignardé par un moine fanatique, Jacques Clément ; il décède le lendemain. Henri de Navarre devient alors roi de France, sous le nom d’Henri IV.
Sous l’influence de Montaigne, Henri IV proclame son intention de se faire instruire dans la religion catholique et  il se convertira, ce qui lui ouvre les portes de Paris. Il en reste cette expression : « Paris vaut bien une messe. »

 

Le massacre de la Saint-Barthélélemy. François Dubois. 1580. Musée cantonal des Beaux Arts de Lausanne.

Alors se pose la question, pourquoi Montaigne n’a-t-il pas pris ouvertement position sur les horreurs du massacre de la Saint-Barthélemy ? On ne peut répondre que par des hypothèses :
1° Elevé dans une famille catholique, il considère sa religion au même titre que sa nationalité, et ne peut la renier.
2° Il est fidèle à sa foi, à son roi, à son camp.
3° Il est tolérant (comme l’était son ami La Boétie qui avait des amis protestants, dont le célèbre Michel de l’Hospital).
4° Il est humaniste.
Il condamne aussi bien les guerres de religion en France qu’il condamne les exactions dans la conquête du Nouveau Monde.
Mais curieusement, lors du massacre de la Saint-Barthélemy, il reste silencieux sur cette affaire. Il a là un comportement paradoxal, pas facile à comprendre.
Son silence est-il dû aux fonctions qu’il occupe au Parlement de Bordeaux où non seulement il rend la justice, mais où il participe au maintien de l’ordre public, tout en assumant également des missions qu’il ne peut renier ? Dès lors, considère-t-il qu’il est tenu au silence, non seulement eu égard à sa fonction, mais également par le serment de fidélité à l’Eglise qu’il a prêté au Parlement de Paris le 12 juin 1562 ?
Ou bien, son silence sur les massacres est-il une stratégie en vue d’avoir la confiance du Parlement pour jouer un rôle de médiateur ?
Ou encore agit-il tel un diplomate qui, en n’étalant pas les intrigues de tous bords (politiques et religieuses), apaise les tensions de façon à faciliter les négociations permettant d’espérer un accord de paix ?
Outre cela, Montaigne, bien que tolérant, serait-il inconstant ? En effet, il dit de lui qu’il n’est pas toujours « cohérent » dans ses analyses, précisant qu’il peut dire une chose à un moment de la journée et penser le contraire à un autre.
Par ailleurs, il compte des protestants tant dans ses amis que dans sa famille ; sa sœur Jeanne, son frère Thomas se sont convertis au protestantisme.
Alors ! N’est-il pas gêné d’appartenir à une religion faisant preuve d’intolérance, mais dont il ne peut, ni ne veut renier la foi ?
Pourtant, il ne peut ignorer le retentissement du massacre de la Saint-Barthélemy.
Alors, Montaigne a-t-il eu raison ou tort de ne rien écrire sur cet événement ? A t-il été lâche, sage ou laxiste ? Lui seul « pourrait » répondre à cette question, à moins que l’un d’entre vous ait la réponse.

Montaigne, du stoïcisme à la crise sceptique et à l’épicurisme.
(Lionel)

Nous avons dans ces trois tomes des Essais, les trois écoles de philosophie, que nous avons déjà étudiées les années passées. Alors, comment, un seul homme peut-il réunir ces trois sensibilités ? Un premier élément d’explication tient à son éducation. Au XVIème siècle, la connaissance du latin et des œuvres latines est considérée comme la clé de l’humanisme. Ensuite, parallèlement, le père de Montaigne a décidé que son fils doit connaître la frugalité et l’austérité : « L’enfant est très vite arraché au sein maternel […] et on le confie à des gens de la plus humble condition, de pauvres bûcherons d’un minuscule hameau qui appartient à la Seigneurie de Montaigne » (Montaigne. Stefan Zweig. P. 42). A 3 ans, il est réintégré au château, où la seule et unique langue qu’il entend est le latin. A 6 ans, il parle couramment le latin avec le concours d’un précepteur allemand qui ne sait pas un seul mot de français. Il peut se « nourrir » des Métamorphoses d’Ovide, de l’Enéide de Virgile, des drames de Plaute, puis plus tard de Plutarque, Cicéron, Sénèque et Lucrèce. Adulte, Montaigne peut traduire ses états d’âme avec les éléments culturels dont il dispose abondamment.
Abordons maintenant le Stoïcisme dans les Essais. Le stoïcien pense que le souverain bien réside dans la vertu. La vertu est cette tension qui nous amène à voir le monde selon la raison, le « logos ». Le sage rejette les passions, maîtrise la souffrance et recherche l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme. Plusieurs éléments vont jouer dans cette orientation stoïcienne dominante dans le premier Essai.
1) La mort de son ami La Boétie, grand stoïcien chrétien.
2) La lecture «  à pièces décousues » des œuvres de Sénèque, dont il dit qu’il y puise  « comme dans le tonneau des Danaïdes» qu’il « remplit et vide à volonté ».
3) Ses crises liées à la maladie de la pierre, la gravelle.
4) Une grave chute de cheval qui lui fait entrevoir la mort. Montaigne, de par sa position, doit continuellement faire bonne contenance, garder l’esprit vif en toute occasion, se comportant en Stoïcien.
Mais le Stoïcisme est une morale pratique, comme une école d’énergie, que Montaigne juge inadaptée à la faiblesse de l’âme.
Tout cela va l’amener au Scepticisme qui est alors un mouvement accentué par la découverte d’un nouveau monde (en 1492) et de l’héliocentrisme par Copernic (divulgué en 1543).
Dans l’Essai II, et surtout le chapitre XII consacré à Raymond Sebon (moine espagnol), nous retrouvons une des propositions des Sceptiques (que nous avons étudiés, il y a deux ans): Je la cite : « Les sens sont trompeurs et la raison ne peut éviter la régression à l’infini. Pour juger des apparences des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faudrait de la démonstration, un instrument ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. » [au point de départ]
Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; nous voilà à reculons jusqu’à l’infini.
Donc, ce scepticisme l’amène à mettre en cause la réalité de son « moi » dans l’apologie de Raymond de Sebond : « A peine oserais-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. J’ai le pied si instable, et si mal assis, je le sens si aisé à crouler, si prêt au branle, et ma vie si déréglée que, à jeun, je me sens autre qu’après le repas » (Livre 2. § XII). Même l’écriture des Essais le confirme : « En mes escrits, je ne retrouve l’air de ma première imagination, je ne scay ce que j’ay voulu dire. » (Livre 2. § XII). Mais son scepticisme n’est pas tragique, il combat les idées toutes faites, comme l’intolérance et la barbarie. Il ne croit pas non plus aux sciences dans la raison humaine ; il dit lui-même que « C’est un glaive double et dangereux. » (Livre II. § 17). Pour lui, l’homme doit assumer son humanité, « si vulnérable soit-il, c’est sa force. »
Cet élan qui vers l’Epicurisme va l’amener à résoudre, à sa façon, le problème « de la séparation de l’âme avec le corps » et ce, dès le livre II, § XVII : «  Il faut ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et d’abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite), mais se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, le conseiller et ramener quand il se fourvoie, l’épouser en somme, lui servir de mari. » (Livre III. § XVII).
Donc, cet homme, dans son unité retrouvée, écrit : « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dument, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. » (Livre III. § XIII). Sans quoi, s’adressant à tous et en particulier aux Stoïciens, il rappelle que : « Se mettre hors d’eux et échapper à l’homme, c’est folie. Au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent ».
Montaigne était un visionnaire au XVIème siècle. Il reste toujours d’actualité.

La philosophie de Montaigne est-elle un art de vivre?
(Edith)

D’abord précisons ce qu’est un art de vivre.
Je me réfère au philosophe contemporain Paul Ricœur qui, dans son ouvrage Lectures 2 distingue éthique et morale en faisant les remarques suivantes : d’abord, les deux termes ont une origine étymologique parallèle : en latin mos / moris désigne les  « mœurs » ; en grec « ethos » désigne aussi les « mœurs ». Mais la civilisation romaine est une civilisation d’ordre qui a énoncé le droit, ce qui doit être, ce qu’est le Bien, alors que la civilisation grecque est une civilisation du vivre ensemble dans la Cité. Ainsi, la civilisation romaine est porteuse de morale ; elle impose des lois (des règles universelles) pour vivre selon le Bien dans la Cité, alors que la civilisation grecque propose des règles (variables) pour bien vivre dans la Cité.
Proposer des règles pour bien vivre, c’est là une éthique. La Lettre d’Epicure à Ménécée, comme la Lettre d’Aristote à Nicomaque, sont des éthiques, c’est à dire qu’elles proposent des règles pour bien vivre.
Une éthique, c’est un art de bien vivre, au sens propre des  termes,  puisque « art » signifie, selon son origine étymologique (« techné » en grec) et aussi selon la langue courante aujourd’hui,  une ou des  techniques pour bien vivre, comme on dit couramment,  l’art de bien vivre « dans son corps et dans sa tête ».
D’abord, Montaigne présente ses écrits (des essais) comme un art de bien vivre.
En effet, il écrit : « Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est vivre à propos. » (Livre III. § 13). C’est pourquoi, sa philosophie est dans le sillage de l’Epicurisme et a aussi une parenté avec le Stoïcisme, en même temps qu’avec le Scepticisme, parce qu’il s’agit toujours, pour Montaigne, de ne pas aller aux excès : le bonheur est dans l’absence de troubles et dans l’abandon des illusions et « Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. » (Livre III. § 13), sans plus !
Montaigne ne  veut pas être un héros, il « n’a d’autre fin  que vivre et se réjouir » ; à propos de la mort de Socrate qui l’impressionne, mais qui ne l’édifie pas, il écrit « «  Si les lois me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en irais incontinent en trouver d’autres où que ce fut. » (Livre III. § 13)).
Ensuite, quel est l’art de vivre de Montaigne?
Quelles sont ses recommandations et ses conseils ?
D’abord, « consentir à soi-même » (Livre I. § 10), ce qui veut dire à la fois ne pas justifier ses faiblesses ni non plus se proposer un idéal  inatteignable. Il écrit : « Je suis comme je suis. » ou « Ma fortune le veut ainsi. »   et aussi : « La vie de l’insensé est sans joie, elle est inquiète, elle se porte tout entière dans l’avenir. » (Livre III. § 13). La sagesse passe par le refus de subordonner l’action présente à quelque projet qui ajourne toujours sa réalisation et son existence. Les Essais s’expliquent longuement sur les raisons que le philosophe a de préférer sa sphère privée aux activités publiques : « Je m’engage difficilement. Autant que je puis, je m’emploie tout à moi […]. J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la longueur d’un ongle, et me donner à autrui, sans m’ôter à  moi. » (Livre III. § X)
Ensuite, avec cette valorisation du Moi, résister aux mirages et au fanatisme : « Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infeste. » (Livre III. § X.  « Ménager sa volonté. »)
Enfin, vivre avec l’humilité du scepticisme. Le « Que sais-je ? » n’est pas en vue de découvrir le savoir ou la vérité, mais il exprime l’inaptitude humaine au savoir, à la manière des Cyrénaïques de l’Antiquité selon lesquels nous ne connaissons que nos sensations et nous ne savons même pas si elles ressemblent à celles des autres hommes.
Ce qui implique l’infinie présomption des faiseurs de systèmes philosophiques et au contraire la clairvoyance de ceux qui consentent à entrer pour jamais «  en défiance ».
Montaigne rajoute (et ce style aussi est significatif de la valorisation de l’opinion, toujours variable et fluctuante) : «  Ce sont ici mes humeurs et mes opinions, je les donne pour ce qui est en ma créance et non pour ce qui est à croire. »
De même, les opinions des philosophes auxquels Montaigne se réfère ne sont pas arguments d’autorité et ne valent que pour autant qu’elles corroborent celles que forme Montaigne dans la « librairie » de son château.
Voici encore d’autres conséquences pour l’art de vivre que nous propose Montaigne :
Ouvert au monde par l’opinion qui est son site obligé, l’être humain se doit pas se désespérer puisqu’au contraire il est, par là, à l’abri de la solitude orgueilleuse des dogmatiques et il trouve motif à communiquer avec ses semblables. N’est-ce pas en effet parce qu’on est voué aux opinions qu’on est voué à débattre et à argumenter, et, comme Montaigne et La Boétie, parfois à nouer amitié?
En tous cas, c’est l’ouverture à la diversité des opinions qui est, selon Montaigne, conforme à la nature et qui permet de dire que bien vivre, c’est reconnaître la contingence des lois et des coutumes, les hasards et les déterminations qui président au choix d’une religion, la valeur de la réflexion libre en même temps que l’utilité des traditions, enfin le goût pour les différences culturelles ; c’est ce qui a conduit Montaigne à lire des récits de voyages et c’est ce qu’il nous invite à faire pour nous éduquer à la tolérance.
Enfin, Montaigne se déclare agnostique. Ayant à remettre l’homme à sa juste valeur, Montaigne tend malgré tout à le soumettre à quelque transcendance divine, à quelque « grand ouvrier » de la « machinerie universelle », qui doit pourtant nous rester incompréhensible.
Pour moi, les Essais de Montaigne proposent un art de vivre sans système philosophique. Cela a un endroit (toutes les facettes indiquées de cet art de vivre), mais aussi un envers : il est sans audace et sans ambition pour l’être humain.

Débat: G On a évoqué le fait que Montaigne était ami avec Henri IV ; lorsque celui-ci lui propose de venir à la Cour et de lui donner une charge importante, il répond ceci : « Je n’ai jamais reçu bien quelconque de la libéralité des rois, non plus que demandé ni mérité, et n’ai reçu nul paiement des pas que j’ai employé à leur service […]. Je suis, Sire, aussi riche que je me souhaite. » Cela caractérise l’homme ; ces propos ne devaient pas être si courants à l’époque.
Il faut reconnaître que les citations de Montaigne sont une source inépuisable et toujours d’actualité de citations que j’utilise assez souvent dans mes activités ; j’en prendrai quelques unes comme exemple :
«  La vraie science, c’est l’ignorance qui se sait. »
« Nous ne sommes savants que de la science présente. »
« Je me fais plus de tort en mentant, que je n’en fais à celui à qui je mens. »
« De toutes les vanités, la plus vaine, c’est l’homme. »
Dans un genre différent :
« Un bon mariage, c’est celui d’une femme aveugle avec un mari sourd. »
Toujours à propos des femmes : «  Les femmes rougissent d’entendre nommer ce qu’elles ne craignent aucunement de faire. » Il était peut-être un peu misogyne.

G Il ne s’est pas élevé contre la Saint-Barthélemy, mais il s’est très bien exprimé contre la torture, les assassinats. Il demande comment on peut trouver du plaisir à voir mourir un homme dans d’affreuses souffrances. Pour la Saint-Barthélemy, il a peut-être fait preuve de sagesse, de prudence. Il a cette particularité qui n’a pas été évoquée, ce sont ses origines marranes (juifs espagnols convertis) du côté de sa mère.

G Hervé nous a fait un poème avec un acrostiche sur Michel de Montaigne :

Le Bordelais

Moraliste et humaniste, Michel de Montaigne
Issu d’une famille de riches Bordelais
Catholique, naît en 1533 et le latin on lui enseigne.
Héritier de la famille Eyquem, il a l’amour du français
Et  il acquiert le goût de l’écriture en étudiant et en lisant
Les poésies latines, Ovide, Virgile, Plaute et Térence.
Devenu conseiller au Parlement de Bordeaux, un ami influant
Excellent, La Boétie, son frère d’élection est sans équivalence.
Mort sans doute de la peste, Montaigne publie un discours,
Ode à l’amitié, et parle de cet érudit dans ses « Essais »,
Navire contenant son introspection qu’il transporte jusqu’à nos jours,
Trajet traitant de la forme de l’humaine condition qu’il souhaitait.
Aimant philosopher sur l’évolution de la pensée, il épate
Intensément et épouse Françoise de Chassaigne ; il est épaulé.
Gentilhomme désigné par Charles IX et par Henri III, diplomate,
Nommé Maire de Bordeaux  par Henri III deux ordres lui sont dédiés. *
Enquêteur, négociateur, puis voyageur, en 1592 meurt cet aristocrate.
* Collier de l’ordre de Saint Michel, et, Chevalier de l’ordre de Saint Michel.

G Ce XVIème siècle est un monde en grand mouvement, avec une ouverture géographique  avec la découverte d’un nouveau continent, la redécouverte des textes anciens ; c’est la Renaissance, on se détache de la scolastique ; c’est un monde en plein développement intellectuel ; ce sera les universités où l’on étudie, où l’on analyse les textes et où l’on parle latin ou grec.

Ce qui frappe chez Montaigne, c’est qu’il s’exprime, qu’il écrit en français, alors que jusqu’à lui presque tous les livres étaient en latin (Erasme. Guillaume Budé). Ce qui frappe aussi dans ce monde de guerre de religions, c’est qu’avec l’arrivée du protestantisme, la Bible est accessible en français. Chacun peut accéder aux textes qui étaient jusque là réservés aux religieux. On voit à cette époque le développement (relatif, bien sûr) de l’édition, et on voit qu’un érudit comme Montaigne possède déjà plus de mille livres. Ceux qui veulent étudier, peuvent étudier, compiler plein d’ouvrages dans divers domaines.
Ce qui fait l’originalité de Montaigne, ce n’est pas seulement de commenter les textes, c’est d’écrire à partir de son expérience. Il parle autant de lui que de toute cette culture gréco-latine. De plus, et c’est encore nouveau, dans les Essais, il n’y pas beaucoup de références religieuses, pas la manifestation d’une foi religieuse.

G Ce qui me plait dans ce contexte, c’est cette amitié avec La Boétie et des textes de ce dernier, comme : « Il ne peut y avoir d’amitié là où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’aiment pas, mais se craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. » La Boétie, dans cette guerre qui oppose deux religions, propose une autre voie, c’est la politique : « On a les gouvernements qu’on mérite. Si l’on s’accommodait moins de la violence, de la tyrannie en pratiquant une sorte de servitude volontaire, peut-être le monde serait-il autre ? Tâchons de vivre debout et non couchés. » La Boétie s’interroge sur le comportement de ses contemporains avec Le discours de la servitude volontaire.

G Pour répondre sur les origines juives de Montaigne par sa mère : c’est là un sujet très controversé et ce n’est pas la seule controverse chez les historiens de Montaigne.
Par ailleurs, je voudrais évoquer un autre aspect du philosophe, c’est  Montaigne et les femmes. Tous les biographes de Montaigne ont relevé chez ce dernier un comportement, une relation un peu surprenante à l’égard des femmes, disons-le, un peu misogyne. Autant il fait l’éloge de son père, autant il est totalement muet en ce qui concerne sa mère, à peine mentionne-t-il sa fille et sa femme, qui pourtant gère avec succès les biens. La seule personne pour qui il marquera des sentiments très forts est Etienne de la Boétie. Il est dans ce domaine très proche des Stoïciens : « C’est pour moi un doux commerce que celui des belles et honnêtes femmes […], mais c’est un commerce où il faut se tenir sur ses gardes, […]. Je m’y échaudais en mon enfance et y souffris toutes les rages que les poètes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller. » (Livre III. § 3)
Sa conception du mariage est, dirait-on aujourd’hui, celle d’un « macho » : « Quant aux  mariages, outre ce que c’est un marché qui n’a que l’entrée libre,  il y survient mille fusées [complications étrangères] à démêler.» Il va comparer le mariage à son amitié pour La Boétie et dit que les femmes n’ont pas la constance pour parvenir à un tel sentiment. Il ne démentirait pas Sénèque dans ce sens lorsqu’il écrit : « C’est une religieuse liaison et dévote que le mariage ; voilà pourquoy le plaisir qu’on en tire, ce doit estre un plaisir retenu, sérieux et meslé à quelque sévérité, […] parce que sa principale fin, c’est la génération. » (Essais. Livre I § 9 )
Lorsqu’il parle de relation amoureuse avec une femme, on appréciera l’élégance du langage : « Je trouve après tout que l’amour n’est pas autre chose que la soif de la jouissance sur un objet désiré et que Venus n’est pas autre chose non plus que le plaisir de décharger ses vases. » Comme un soudard, il évoque la relation amoureuse comme une « charge », terme de cavalerie, ou comme un « assaut », terme de bretteur, toujours bien peu romantique. Il se méfie plus de l’amour qu’il ne le met en valeur : « L’amour nous esclave à autrui. » (Livre III. §1, expression reprise au Stoïcien Panetius). On voit là, le puritanisme hypocrite qui a sévi pendant des siècles. Il donne comme exemple, celui d’une femme qui ne recevait son époux que pour la procréation.
« On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on die ; on se marie autant plus pour la postérité, pour sa famille […]. Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer en ce parentage […] les extravagances de la licence amoureuse. » (Livre III. § V)
Et, à l’appui de son propos, il cite Aristote : « Il faut toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors de ses gonds de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les médecins le disent pour la santé : un plaisir excessivement chaud, voluptueux et assidu, altère la semence et empêche la conception […]. Il faut s’y présenter rarement et à notables intervalles. » (Essais Livre III. § V, pages 97-98. Folio, 1973).
Une femme arrive sur la fin de sa vie, Marie de Gournay, qu’il appellera sa « fille d’alliance ».  Elle a 22 ans lorsqu’il la connaît ; ses biographes diront qu’il l’aima d’un amour platonique. Elle sera sa plus grande admiratrice et œuvrera beaucoup pour faire connaître les Essais.
Par ailleurs, des biographes se sont penchés plus spécialement sur sa relation particulière avec Etienne de la Boétie, émettant la possibilité d’une liaison amoureuse d’une « amitié particulière ». Nul écrit n’en apporte la preuve, néanmoins des écrits de La Boétie à Montaigne soulèvent le doute, surtout lorsque Montaigne lui-même utilise l’expression de « relation charnelle » et parle « d’une divine liaison », « vécue jusqu’au fonds des entrailles », où « les corps eussent part à l’alliance. »

G Sur le mariage aussi, ce propos de Montaigne : «  Le mariage est une cage, les oiseaux en dehors désespèrent d’y entrer, ceux de dedans, désespèrent d’en sortir. »

G On a parlé du comportement civil de Montaigne, qu’il évoque ainsi : «  On doit obéissance aux rois, mais l’estime et l’affection ne sont dues qu’à leurs vertus. »
J’ai trouvé ce poème sur Montaigne écrit en 1806 par l’abbé Delille :

« Riche du fonds d’autrui, mais riche de son fonds,
Montaigne les vaut tous ; dans ses brillants chapitres
Fidèle à son caprice, mais infidèle à ses titres,
Il laisse errer sans art sa plume et son esprit,
Sait peu ce qu’il va dire, et peint tout ce qu’il dit,
Sa raison, un peu libre et souvent, négligée,
N’attaque point le vice en bataille rangée.
Il combat, en courant, sans dissimuler rien ;
Il fait notre portrait, en nous faisant le sien :
Aimant et haïssant ce qu’il hait, ce qu’il aime
Je dis ce que de l’autre il dit si bien lui-même :
« C’est lui, c’est moi. » Naïf, d’un vain faste ennemi
Il sait parler en sage, et causer en ami »

G En 1981, le nouveau Président de la République, François Mitterand, pour la photo officielle, s’est fait photographié tenant dans ses mains les Essais de Montaigne.

G La grande nouveauté chez Montaigne, c’est que c’est une philosophie d’introspection ; c’est un peu la démarche du « Connais-toi, toi-même » ; cela semble être le point de départ de la psychologie.

G Il y a  chez Montaigne des qualités d’écriture exceptionnelles. Je lisais récemment dans un ouvrage : «  On parle toujours de sa pensée, mais c’est un grand écrivain, et surtout on trouve chez lui l’origine de la grande littérature du 17ème siècle. » La Rochefoucault, La Bruyère, les grands tragédiens, Molière, vont analyser sa pensée ; cela, c’est l’héritage de Montaigne. Et puis, il y a aussi un autre héritage qui nous apparaît moins : c’est qu’il est à l’origine de la pensée de tous les écrivains du 18ème siècle, de la réflexion sur la société.

G Poème de Florence :

Montaigne
(Rondeau)

J’aime la poésie en sauts et en gambades
Ma pensée amusée, s’égare et s’escapade
Je suis stoïque, je suis sceptique, épicurien !
Ma langue est un voyage où je suis grammairien
Le françois est changeant, je vais en ambassade

Je vous tends le miroir d’un monde en débandade
Où le sauvage est là, caché en embuscade
Je croque mon prochain, en jouant mine de rien
J’aime la poésie

La charge est un carcan et nul ne m’embrigade
Je vogue en bateau livre au gré de ma croisade
Et je ne sais rien faire, aux arts du quotidien
Mais je viens et j’accours, s’il faut, s’il est besoin
Les grands de ce monde me donnent l’accolade
J’aime la poésie

G Montaigne nous dit à sa façon comment il aime la poésie : «  J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est un art, comme dit Platon, léger, volage, démoniacle [divin] […]. Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise.  » (Essais, Livre III. § 6. Page 270. Folio. 1973)

G On le juge aujourd’hui comme misogyne, mais peut-être qu’il était tout simplement comme les hommes de son époque.

G On a évoqué le fait qu’il n’enseigne pas et il s’en défend lui-même ; il dit qu’il n’écrit pas pour la postérité ; il parle ainsi de sa philosophie qui est plutôt de conseil : « Voilà le conseil de la vraie et naïve philosophie, non une philosophie ostentatrice et parlière. » (Essais. Livre 1. § XXXIX. P. 367)
On prête souvent cette phrase à Montaigne : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » (reprise de Platon et Cicéron) ; de fait, ce n’est pas ce qu’il nous dit. Son propos cette fois est très épicurien : « Ce n’est pas contre la mort que nous nous préparons ; c’est chose trop momentanée […]. La philosophie nous ordonne d’avoir la mort toujours devant les yeux […]. Mais il m’est d’avis qu’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. » (Essais. L III. § XII. P, 337)

G C’est, dit-il, penser à la mort pour ne pas oublier de vivre.

G « Pourquoi crains-tu ton dernier jour, il ne contribue pas plus à ta mort que tous les autres. » (Livre I. § 20)

G « Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie ». (Livre I. § 20)

G De Montaigne, on connaît aussi le « Journal de voyage », où l’on trouve plein d’informations qui ont plus d’intérêt pour des documentalistes que pour des philosophes. On y trouve des renseignements à chaque ville sur l’architecture, sur les pratiques religieuses, les coutumes, la nourriture, le couchage, etc. On y apprend surtout au jour le jour son état de santé avec des détails dont on se passerait bien.
J’ai retenu aussi dans ce texte deux points anecdotiques. Montaigne entend parler dans la région de Vitry-le-François d’une dénommée Marie la barbue, « fille remarquée d’autant qu’elle avait un peu plus de poil au menton que les autres filles. Un jour faisant un effort à un saut, ses outils virils se produisirent […] et l’évêque de Chalons lui donna pour nom Germain. […] Il y a encore en cette ville une chanson ordinaire en la bouche des filles, où elles s’entr’avertissent de ne plus faire de grandes enjambées, de peur de devenir mâles, et que ne leur tombent des attributs. »
Puis, lorsque son voyage l’amène en Italie, il est souvent demandé à Montaigne et à ceux qui l’accompagnent de montrer le document « Foi et bollette », c’est-à-dire une documentation équivalente à notre passeport et à un bulletin de santé. A cette époque les épidémies, particulièrement la peste, sont plus redoutées que l’armée ennemie.

G Ayant eu des fonctions à Amnesty International, j’ai été baignée dans cette pensée humaniste. Nous étions familiers de la non-violence, la tolérance, la lutte contre la torture ou la peine de mort, les droits de l’homme en général au nom d’un idéal humaniste. Depuis, j’ai réfléchi et je me suis demandé qu’est-ce qui fondait cet humanisme. Qu’est-ce qui nous fait dire que l’homme doit à tout prix être protégé et défendu qui qu’il soit ? Qu’est-ce qui nous rend l’humain intouchable ? Et je vois les limites d’un engagement sans fondement philosophique ou métaphysique. Avec le recul, je pense aussi que Montaigne ne nous livre pas  vraiment une philosophie et que c’est vraiment plus un art de vivre. Il a des réponses pragmatiques, comme j’avais à Amnesty, ce que je ne sous-estime pas.  Mais au nom de quoi ? Et puis, il est particulièrement concret, et, là, je suis frustrée au niveau de la métaphysique, de la dimension spirituelle, de la théorie. Il est beaucoup plus dans la logique du quotidien. Mais est-ce qu’on peut vivre en s’observant comme cela ? Je ne suis pas sûre d’adhérer à ce comportement. Il me manque de la philosophie dans cette philosophie et la dimension altruiste de l’engagement. Par contre, je suis intéressée par ce que La Boétie a pu apporter à leur relation et sur sa réflexion sur la servitude volontaire.

G C’est d’abord et surtout un humaniste.

G Pour moi, Montaigne est un vrai philosophe ; on adhère ou l’on n’adhère pas, mais c’est toute une réflexion sur la vie, la mort, la guerre, la religion,la tolérance. C’est un vrai penseur et un penseur est un philosophe. C’est génial pour l’époque.

G Il disait lui-même qu’il n’était pas un guide spirituel, pas un maître à penser. Il se voyait plus comme le compagnon de celui qui entame une quête d’identité.

G On peut distinguer le questionnement philosophique de ce qui est le questionnement de tout penseur et de tout être humain dans ce qui l’aide à réfléchir. En ce sens, Montaigne est un penseur, mais il ne propose pas de système philosophique, et il s’oppose même à tout système philosophique.

G Il faut considérer l’époque : on vient de passer presque  mille ans où la philosophie était entre parenthèses, absente au sens où nous l’entendons aujourd’hui, toutes les écoles de philosophies ayant été interdites, fermées au VIème siècle par l’empereur Justinien. C’est un renouveau remarquable dans un langage simple, certes dans une pensée rationaliste, hors des dogmes, mais qui fait appel d’abord au bon sens et que tout le monde peut comprendre. Bien sûr, ce n’est pas une école, comme nous l’avons vu auparavant avec les Epicuriens ou les Stoïciens, pas une philosophie existentialiste ; on ne peut pas être « Montaignain », comme on est Cartésien, Spinoziste ou Sartrien.
Cet écrit, les Essais, dont on a tant dit, est la Renaissance littéraire, non tant sur la forme, car, comme avant lui, Montaigne commente beaucoup, mais c’est une  nouveauté sur le fond, car, avec lui, c’est une réflexion sur des sujets que ne pouvaient traiter que les laïcs.        La philosophie, dont on a dit qu’elle était durant l’époque médiévale « la servante de l’Eglise », est tout à coup affranchie, libérée ; il est la rupture avec la scolastique.
C’est  un véritable renouveau, dans le sens où Montaigne parcourt librement, presque à contre courant, tout le champ des idées, et ceci à partir qu’une question principale, qui va marquer toute la philosophie moderne : « Que sais-je? »  (Poutre 1 dans sa librairie).
Nombre de réflexions de Montaigne ont une résonnance de toutes les époques : pourquoi ne pouvons-nous pas atteindre cet idéal de l’homme, pourquoi ne sommes-nous que si peu nous-mêmes et à nous-mêmes, pourquoi notre société tombe-t-elle sans cesse dans ses égarements ?
En 1676, les Essais de Montaigne seront mis à l’Index, suite aux attaques de penseurs catholiques, qui sont, entre autres, Bossuet, Malebranche et Pascal. Il est reproché aux Essais de favoriser une philosophie, celle des penseurs Libertins, qui sont de ceux qui font connaître les Essais. Les encyclopédistes vont saluer Montaigne comme le précurseur des Lumières.
Incontournable dans notre culture française, incontournable dans l’histoire de la philosophie, Montaigne reste aussi vivant dans l’esprit des Français que Rousseau ou Voltaire. Au sortir de siècles d’obscurantisme, il ose s’exprimer comme une conscience libre. Mon sentiment est que nous sommes les enfants de Montaigne au même titre que nous sommes les enfants de Voltaire.

Bibliographie
(Ouvrages consultés pour la préparation au débat)

Les Essais. Livres I, II, III.  Nombreuses éditions : Le Monde de la philosophie. 2008
PUF/Quadrige + Folio classique chez Gallimard. 2009. Etc.
Jean-Michel Besnier: Histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Grasset.
Montaigne. Stefan Zweig. Livre de poche.
Montaigne et son temps. Géralde Nakam. Gallimard.
Du bon usage de Montaigne. Jacques Schlanger. Editions Hermann philosophie. 2012
Montaigne. Les cahiers de l’histoire et de la philosophie. Cerf. 2010
Michel de Montaigne. François Bigorie de Laschamps. Didot frères. 1860. BNF.
Montaigne, l’homme et l’œuvre. Paul Bonnefon. Editions A. Courtin. 1859. BNF
Montaigne : Le journal de voyage. Gallimard. 1983.
Etienne de la Boétie : Discours de la servitude volontaire

 

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3 réponses à Montaigne, ou la Renaissance de la philosophie.

  1. Guy Louis dit :

    Beau travail collectif des cinq animateurs

  2. Alain NEBOUT dit :

    Une rectification pour l’auteur du poème et d’autres personnes : Montaigne n’était pas Bordelais mais Périgordin, comme La Boétie. Le château de Montaigne est d’ailleurs plus près de Bergerac, en Dordogne, que de Bordeaux.

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