Thème « La notion de bouc émissaire est-elle archaïque ? »
Essai de restitution du café-philo de L’Haÿ-les-Roses
10 novembre 2004
Introduction (par Gilbert) * La notion de « bouc émissaire » a été utilisée dans les temps archaïques. Elle était nécessaire à la survie des sociétés en cas de conflits internes trop violents. Il fallait désigner arbitrairement des victimes, hors-normes ce qui permettait le rejet des problèmes internes au groupe sur la victime qui y est externe. * Le comportement mimétique de vouloir, de désirer avoir, entraîne de la violence et mène à la désignation d’un « bouc émissaire » qui porte la culpabilité du groupe et est victime de sa violence. René Girard signale que ceci est positif pour l’ensemble de la société qui s’unit ainsi contre le « bouc émissaire » * Le Droit des sociétés au cours des civilisations a permis que la victime soit réhabilitée et que son innocence soit reconnue. Les religions prônent l’amour de l’autre d’une façon ou de l’autre. La victime ne doit plus expier et les ressorts de haine sont considérés comme socialement inacceptables. * Les principes sont admis mais qu’en est-il dans la réalité ? Et quels sont les critères de choix du « bouc émissaire » ? Comment cette notion subsiste-t-elle dans le monde et quelles sont ses dérives dans les conflits entre les peuples, qui posent ainsi le problème de sa violence ?
Débat : Le « bouc émissaire » est d’abord une victime. Au départ il s’agit d’un responsable désigné par le groupe social. – le « bouc émissaire » est désigné coupable mais il n’est ni responsable ni coupable. Il a un rôle expiatoire.
– Les interdits désignent les tabous et les gens « hors normes » parmi lesquels va être choisi « le bouc émissaire »
– Nous citons le cas des jeunes vierges qui étaient sacrifiées chez les Grecs pour être chargées de la colère des Dieux et permettre que le vent souffle dans les voiles. Mais le « bouc émissaire » est différent du sacrifice humain. – L’expression de « bouc émissaire » vient d’un texte biblique (Lévitique chapitre 16) sur Moïse et Aaron où Dieu dit à Moïse comment Aaron doit entrer au temple, avec deux boucs pour le sacrifice d’expiation. Un sera désigné par le sort et sera tué et l’autre sera envoyé au désert pour y expier la faute : un bouc est libéré mort et un est libéré vivant ! En Anglais on dit « scape goat » pour bouc émissaire soit « bouc échappé ». – Le « bouc émissaire » est-il quelqu’un qui subit sur le long terme ? un souffre douleur ?
– On peut parler de « bouc émissaire » dans un groupe d’élèves où un individu subit sans arrêt les agressions et les vexations du reste du groupe. Le groupe se sent alors supérieur au « bouc émissaire ». – Le « bouc émissaire » est différent d’un sacrifice car il ne meurt pas…
– Celui que l’on élimine en recevant la violence du groupe fait aussi son unité et renaît en étant l’instrument de la réconciliation du groupe (cf christianisme). Le judaïsme et le christianisme ont révélé ce qui existait déjà dans les sociétés archaïques dans les pratiques de désignation d’un « bouc émissaire » chargé des problèmes de la société.
– Si l’on joue un peu sur le mot « émissaire » on peut penser qu’un émissaire est celui qui va en éclaireur, en première ligne, qui prend les risques avant les autres.
– Un émissaire peut être un envoyé, celui porte un message. Le « bouc émissaire » comme par exemple, Jésus-Christ dans le christianisme, le juif dans la shoah, les arabes autrement aujourd’hui … ont été stigmatisés pour porter le poids des mauvais pensées et des mauvaises actions des autres et surtout leur culpabilité. On transfère sur eux les actes coupables ou les causes des dysfonctionnements de la société. La notion de « bouc émissaire » pose la question de la faute et la culpabilité, l’attitude victimaire et les relations de type sado-masochistes dans les couples « antagonistes » dialectiques. On désigne comme coupable celui a qui l’on ne peut pas ressembler ou qui vous remet en cause. Pourtant pour Sartre : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » !
– Un émissaire peut être envoyé par un autre pour régler une affaire, être envoyé en mission à la place d’un autre. Celui qui était émissaire et qui échoue dans la mission qui lui a été confiée peut devenir le « bouc émissaire »
– Nous citons le cas de ceux qui décident et pour qui c’est toujours l’autre qui est responsable des échecs ; c’est toujours de la faute des autres, de l’opposition et pas des décideurs…
– Mais peut-être que les décideurs n’ont pas le droit à l’erreur aux yeux du peuple. Le peuple n’a-t-il pas sa part de responsabilité en refusant aux dirigeants le droit à l’erreur et à sa réparation ?
– Quels sont les critères de choix du « bouc émissaire » ? N’importe qui n’est pas « bouc émissaire » : c’est quelqu’un de faible ou un groupe minoritaire, qui se distingue du groupe par sa singularité
– Nous rappelons le livre de Camus : l’étranger ». Il s’agit du jugement d’un homme qui a tué un arabe et pendant tout son procès on ne l’accuse pas de son crime mais de ses comportements considérés comme asociaux, parce qu’il est hors normes. L’unité de la foule se fera sur son exécution qui rassemblera sur son cas.
– Pour ce qui concerne l’origine étrangère on constate que souvent au cours de l’histoire des populations que l’on désigne comme irrémédiablement ennemies avaient l’habitude de vivre ensemble et souvent des mariages au sein de ces populations avaient eu lieu, des métissages existaient et le clivage apparaît brutalement en relativement peu de temps : exp Hutus et Tutsis, Serbes et croates, Turcs et arméniens…
– Dans l’Histoire des catégories différentes ont servi de « bouc émissaire » : cathares, juifs, protestants, arabes… Ils étaient intelligents et réussissaient et se trouvaient confrontés au désir des autres de leur prendre leurs biens.
– Le « bouc émissaire » est chargé des péchés des gens ce qui signifie qu’il y a péché à l’origine. Il existe une faute au départ. Et les « boucs » sont sacrifiés pour son expiation.
– Qu’est-ce qui fait que l’on se place en situation de « bouc émissaire » ? – Ce sont les frustrations qui entraînent l’accusation de coupables de la frustration. Cela permet de ne pas se remettre en cause et de se libérer de la violence qui nous est faite par la frustration en accusant l’autre d’être à l’origine de cette frustration.
– Il existe le cas de folies collectives comme par exemple le nazisme, qui se sont ancrées sur fond de crise sociale réelle et il y a eu besoin de désigner un coupable pour cette société qui allait mal …
– La notion de « bouc émissaire » est un archaïsme oui mais cette situation est toujours actuelle.
– Une intervenant insiste sur l’intelligence du « bouc émissaire » qui permet de mettre en pleine lumière un problème sociétal et de le dévoiler. Le « bouc émissaire » souvent dit une vérité qui met en danger lui et le groupe.
– Il y a un problème pour la société quand le « bouc émissaire » disparaît. La question de sa reconstruction se pose. Comment va-t-elle refaire son unité ?
– Le « bouc émissaire » est-il vraiment coupable ou coupable par transfert de la culpabilité des autres ? Est-ce un innocent comme par exemple l’image biblique de l’Agneau sacré ?
– A propos de l’intelligence du « bouc émissaire », on peut penser que le « bouc émissaire » n’est pas dénué d’une capacité à poser les vrais problèmes, ainsi pour une intervenante les « intellectuels » dans la société actuelle sont devenus des « boucs émissaires ». Il ne fait pas toujours bon réfléchir et se poser des questions dans une société où chaque individu doit rentrer dans un système et où sa place dans le travail est la référence obligée et passe avant toute chose y compris les relations humaines et la réflexion sur le sens de sa vie
Le poème de Florence : Le bouc émissaire est-il une notion archaïque
Un cabri a bondi hors des sentiers battus
Oublie toute rancœur, oublie toute ta haine
Tu peux bien l’insulter, tu gardera ta peine
Le coupable s’est sauvé à bride abattue
Et bien que ce sujet fut cent fois débattu
C’est si facile au fond avec un peu de flemme
Un poil de lâcheté, d’aduler cette reine
« Mauvaise foi » à les oreilles rabattues
J’ai rêvé quelquefois d’un nouveau millénaire
Où les hommes raisonnent un peu mieux qu’un tambour
Où la guerre se déshabille et fait l’amour
Une bacchanale où Silène tutélaire
A couronné les fous et chassé les requins
Qui rassuraient les cons en gagnant des sequins.
– Le « bouc émissaire » n’est jamais considéré comme un homme à part entière ou un alter ego : Un « bouc émissaire » est toujours rabaissé dans sa dignité d’homme et réduit à un état de sous-homme pour le maltraiter. – Une manchette de journal national titre « le RPR a fauté : Juppé est le bouc émissaire » : un individu devient la cible responsable des problèmes du groupe ou d’un supérieur hiérarchique. Cela pose le problème des lois, des responsabilités, et de qui nomme les responsables. Le « bouc émissaire » permet d’effacer la faute de tous les autres en devant la porter seul.
– On a besoin de cliver entre bons et les mauvais, mais est-ce cela un « bouc émissaire » ? Un « bouc émissaire » révèle la faute à faire porter à une catégorie sociale mais les « mauvais objets » sont-il porteurs de faute ?
– La notion de « bouc émissaire » est archaïque mais elle perdure. Ex. les fonctionnaires qui portent le poids des dysfonctionnements de la société dans le système social actuel, ou tous les conflits entre pays étrangers qui se révèlent ennemis après des périodes de coexistence pacifique…
– Le principe de la victimisation se pose : il existe des attitudes où l’on se désigne soi-même comme « bouc émissaire »
– Nous citons le cas extrême de la «confession publique » où un individu est amené à faire des aveux en public au nom du bien pour la société et pour répondre à la volonté du groupe qui veut se laver d’une responsabilité.
– Dans une société il y a toujours des problèmes. La notion de « Bouc émissaire » peut-être préparée longtemps à l’avance. Ainsi il a fallu dix ans de presse française partiale pour convaincre les Français à l’antisémitisme et à la délation et si l’on assène sans arrêt les mêmes idées cela finit par faire son chemin.
– On assiste aussi en France à l’apparition d’un nouveau « bouc émissaire » : le salarié : il ne travaille pas assez, il ne fait que 35 heures, il n’est pas compétitif, il est responsable du chômage… Les acquis sociaux obtenus, comme progrès de la condition des salariés au prix de dures luttes, sont remis en question, et ce pour des arguments de « concurrence » constante. Cette concurrence permanente et la hiérarchisation des rapports ne sont-elle pas une horreur pour les relations humaines ? exp : Dans une entreprise il est facile désormais d’avoir un « bouc émissaire » par le système de l’ « évaluation » !
– La désignation d’un responsable n’en fait pas un « bouc émissaire » a priori. Il peut s’agir de manipulation d’opinion : les problèmes de différences d’opinion ne sont pas des problèmes de bouc émissaire. – Mais nous citons l’exemple des prises de pouvoir et des démarrages des conflits. Ainsi en Afrique les luttes entre les Hutus et les Tutsis ont débuté par la prise des radios et des médias, et la désignation de coupables… Ce n’est pas une simple divergence d’opinion car le « bouc émissaire » est alors désigné comme coupable de tous les maux et doit déculpabiliser l’autre ; Il y a transfert de faute.
– L’autre différent et étranger n’est pas toujours la plus grande difficulté à résoudre mais souvent l’autre semblable l’est davantage. Les conflits sont plus difficiles à réguler avec ses semblables.
– Les « boucs émissaires » servent souvent aux règlements de problèmes internes à un même groupe. – Le « bouc émissaire » rend le châtiment possible et il permet à la sauvagerie de s’exprimer. La personne qui laisse s’exprimer sa barbarie n’a plus de butée, plus de garde-fous à sa violence et à ses pulsions de mort.
– Quand on ne se pose plus la question de ses objectifs, pourquoi on fait les choses et qu’on ne pose que la question du comment, comment faire, on est en danger dans une société donnée. Peu de personnes s’interrogent sur le pourquoi et sur les causes. C’est un luxe actuellement comme faire de la philosophie. La plupart des gens ont en effet des problèmes de subsistance à résoudre au quotidien pour survivre et n’a plus le temps de se questionner sur les causes et ne voit que les conséquences. Ils transfèrent la faute sur tout coupable désigné arbitrairement.
– La société peut peut-être se remettre en question grâce à un « bouc émissaire » même si celui-ci paye de toutes façons. Il peut s’agir d’une « injustice fondatrice » qui permet une prise de conscience du groupe. – La notion de « bouc émissaire » crée des génocides environ tous les vingt ans ; on le sait et cela se reproduit.
– Même dans le sport aujourd’hui on nomme désormais les joueurs par leurs noms au lieu du numéro et on personnalise, on hiérarchise sans arrêt les personnes et on compare les individus. – On assiste souvent à un flou dans la désignation de la victime et l’agresseur en cas de conflit et l’on sait que très tard et très mal où sont les responsabilités. On assiste à un choix a priori des camps qui n’est pas toujours fonction de la victime la plus réelle mais qui se fait souvent au nom de principes moraux comme : l’ennemi de mon ennemi est mon ami ! La question « qui est la vraie victime ? » se pose et les journalistes ont une responsabilité énorme.
– Toutefois la liberté du journaliste n’est pas évidente. Très peu de journalistes choisissent ceux qui vont les payer. La presse internationale est actuellement aux mains de quelques grands groupes de presse. On ne peut plus réfléchir seul et en faisant des enquêtes. Aujourd’hui les journalistes sont des écrans partout, des dépêches qui tombent, tout va très vite. Comment les journalistes peuvent-ils enquêter objectivement dans ces conditions ?- Il manque des vrais responsables dans nos sociétés et à partir delà, les « boucs émissaires » ont de l’avenir !