Thème « L’acte gratuit existe-t-il ? »
Essai de restitution du café-philo de l’Haÿ-les-Roses
13 octobre 2004
Guy Pannetier, nous rappelle que Jacques Derrida est mort. Ce philosophe né à côté d’Alger en 1930 a suivi les cours de l’ENS. Il a été le leader de la « déconstruction » qui a fait école aux USA. La « déconstruction » renvoie à Descartes qui raconte l’histoire du panier de pommes. Il faut vider le panier et n’y remettre que les pommes saines en éliminant les pommes pourries. Pour Derrida c’est un peu le même principe pour les idées.
Introduction (par Danielle) – L’acte gratuit existe-t-il ? Dans les relations humaines : la réconciliation, le don de soi, l’acceptation d’une faute sans penser aussitôt au châtiment, porter la bêtise d’un autre quand il s’est mis en danger lui ou les autres…
– Quelle gratuité ? Par rapport à un bénéfice matériel ou par rapport à une gratification personnelle ?
– Pourquoi fait-on les choses ? Est-ce toujours pour un intérêt ou un dédommagement ou : par conviction et pour convaincre, par plaisir ou satisfaction, sens de l’honneur, être aimé et reconnu, par nécessité morale humaniste ou collective, pour se glorifier de ses actes et en tirer une récompense narcissique, pour conquérir, par dette, par amour, goût ou désir, par mimétisme ou par jalousie.
– Qu’est-ce que la gratuité Faire sans attendre de récompense ? Agir pour l’acte sans raison l’acte portant en lui-même sa propre signification ? Réfléchir ? Penser librement ? Se cultiver ? Lire ? Ecouter de la musique? Sortir ? – Eduquer, nourrir, soigner…Créer : toute création ne porte-t-elle pas sa part de gratuité ?
Débat : Les actes gratuits peuvent être positifs ou négatifs – L’acte gratuit peut être un acte par personne interposée, basé sur un mensonge : faire faire par un autre par des promesses un acte répréhensible que l’on ne veut pas faire soi-même : exp : le terrorisme où l’on promet le paradis.
– Il n’y a pas de gratuité possible. Il existe toujours une motivation. Dire qu’il y a un acte gratuit c’est ne pas vouloir chercher les raisons de son acte. Ainsi l’immobilité n’existe pas et « dans l’univers tous est mouvement » mais on a créé des notions comme l’immobilité – ou l’acte gratuit- pour avoir conscience de son contraire – On peut penser qu’il existe un acte gratuit au sens psychique qui n’a pas de fondement ou sans raison mais alors il y a une pulsion qui mène à l’acte. L’acte sous le coup de la pulsion est-il encore gratuit ? – Il y a toujours une satisfaction au moins immédiate dans un acte ou même dans l’assouvissement d’une pulsion.
– Il n’existe pas non plus d’acte gratuit car on attend toujours quelque chose d’une façon ou d’une autre d’un acte. Est-ce qu’en agissant gratuitement, on ne met pas l’autre dans une situation de dépendance ?
– Nous abordons la question du bénévolat : le bénévolat est-il un acte gratuit ?
– Il y a des éléments de gratuité dans l’amour ou le service d’une cause ou le don de soi à un sentiment ou à un projet et que tout n’est pas « rémunéré » dans nos actes.
– En étant contre la gratuité on penserait donc que tout s’achète et tout se vend. Est-ce que l’achat/vente est à la base des relations humaines ? La gratuité n’est pas liée seulement à un acte, mais à un mode de vie consistant à refuser la marchandisation de tout, notamment dans les relations.
– Il est pessimiste de penser qu’il n’y a pas d’acte gratuit et démobilisant : exp. une amie donne de son temps à faire du soutien scolaire auprès d’enfants sans chercher de reconnaissance particulière.
Poème de Florence: Les actes gratuits.
Les actes gratuits ne sont que mensonges
Obligation d’une reconnaissance.
Un pouvoir acquis en toute indécence
Dans la faiblesse, ses racines plongent
J’habillerai mes pauvres à mes couleurs
Que dieu ou mon miroir m’en tienne compte
Goûte à goûte les larmes de la honte
S’effaceront, ainsi que les douleurs.
Je foulerai aux pieds l’humanité
Qui ne mérite pas la mansuétude
Et j’oublierai un peu la dignité
Pour culpabiliser par habitude
Tous ceux que j’aiderai, un peu, beaucoup
Et mon étoile sera très célèbre
Au moins le temps d’une oraison funèbre
Pour tous ceux qui m’aimaient, un peu, beaucoup.
Et si pour justifier votre pauvre vie
Vous croyez avoir quelque chose à apporter…
Vous vous fourrez le doigt dans le béné-
vole, jusqu’au fond de l’acte gratuit
– Dans l’acte gratuit, on ne peut pas juger un acte chaque fois qu’il est effectué en portant un jugement de valeur quantitative en permanence sur ces actes. C’est épouvantable pour la vie en société. – Dans l’acte volontaire il y a deux types de déterminations : l’acte obligé (le devoir) et l’acte fait avec passion (parce que l’on aime) : principe de réalité et principe de plaisir. L’un pouvant n’être pas gratuit et l’autre si.
– Un jeune participant nous lit un extrait des « caves du Vatican » de Gide sur un exemple de crime immotivé. – Le texte présente l’acte gratuit classique, mais cet acte est complètement négatif et criminel.
– Est-ce que ce n’est pas nier la liberté, le libre arbitre de penser que l’acte gratuit n’existe pas et que tout est déterminé à l’avance, ce qui ferait des êtres humains des êtres irresponsables.
– On a une conscience et on a besoin d’être dans la condition humaine. On agit au nom d’une certaine idée de l’homme que l’on porte en soi et pas pour une récompense.
– La liberté est essentielle et l’acte engage celui qui le commet. L’acte gratuit est le moyen de la liberté.
– Il y a une grande différence entre la gratuité économique et la gratuité humaine.
– L’amour au moment du don total de soi est dans la gratuité. Toute création porte en elle sa part de gratuité parce qu’il s’agit d’un jaillissement, de quelque chose de natif, d’une découverte, de quelque chose qui advient et qui est encore gratuit avant d’être récupéré par des rapports « mercantiles ».
– L’amour est une création comme un tableau et cette création est du côté de la gratuité.
– L’acte gratuit c’est déjà créer des actes positifs à valoriser sous forme d’actes généreux : valorisons les actes positifs plutôt que se demander s’ils sont gratuits ou pas. – La gratuité n’est pas seulement une question d’argent. Nous sommes des animaux qui vivent en société et qui ont besoin de vivre ensemble. Nos actes ne sont pas gratuits ils sont pour la survie individuelle et de l’espèce.
– Un intervenant cite le cas des personnes qui partent à l’étranger pour un temps pour une cause humanitaire. Des causes motivent les actes sur deux terrains : le terrain moral (au nom de son intime conviction), et le terrain psychanalytique (pulsions de l’inconscient ou motivations liées au vécu).
– Le débat serait assez vain si l’on se plaçait au niveau des causes, de ce qui précède l’action. L’enjeu de la gratuité est plutôt fonction de ce qui se joue dans la relation et de la façon dont on sort de l’acte. En rester au vécu pour lequel on est entré en relation sans créer de lien durable avec risque de dépendance relève d’une certaine gratuité. Celle-ci est plus dans la sortie de l’acte que dans ce qui le précède.
– L’histoire individuelle ou collective a un sens. Si l’on ne donne pas suite aux relations on est dans la transaction de type commercial. Dans une relation humaine il y a de la durée, du partage, de l’histoire, de l’accumulation de souvenirs, du vécu, de l’imaginaire, de l’investissement. On ne vit pas des transactions momentanées dans nos rapports humains importants. Ce ne sont pas des moments hors de nous ; nous sommes responsables de nos actes. – Rien n’est gratuit dans les actes marchands de la société, tout est marchandisé et dans certaines relations l’autre est une marchandise et réduit au profit que l’on peut en tirer ! Toutes les choses aujourd’hui ont un prix. Tout est tarifé : y compris l’amour et l’eau… On a des attitudes d’entrepreneurs dans le profit à tout prix et pas dans la relation humaine : est-ce supportable ?
– Il existe aussi des entrepreneurs qui veulent le bonheur de leurs salariés. – Nous posons le cas des personnes qui éduquent et qui soignent sans chercher la rentabilité immédiate. Certains secteurs d’activités ne relèvent pas de l’acte « rémunéré » ou « récompensé » mais de services. – Certains plaident pour ne pas chercher la rentabilité dans ses actes. Le café philo est le lieu d’un questionnement ne cherchant pas une réponse immédiate sur les problèmes de la société mais permettant de réfléchir – Poser une question au café philo est-ce un acte gratuit ? Ce peut être pour vaincre sa timidité, pour prendre le risque de sa parole et émettre une opinion, pour s’exprimer de façon personnelle…
– Deux fables sur le côté paradoxal de la gratuité dont celle du petit oiseau protégé du froid par la bouse d’une vache et sorti de la bouse par un renard qui l’a dévoré : moralité « ce ne sont pas toujours vos ennemis qui vous mettent dans la merde ni vos amis qui vous en sortent ».
– Une intervenante rappelle le cas du meurtrier du conseil municipal de Nanterre qui avait conduit des camions humanitaires pour l’Afghanistan. Il existe une ambivalence entre bien et mal chez les êtres humains. – On pourrait utiliser le terme d’acte désintéressé à la place de l’acte gratuit et de gratification au lieu de profit. – Une infirmière dit être devenue infirmière en voulant ressembler à une autre infirmière qui l’a soignée avec dévouement et qui a été un exemple de don de soi et de générosité gratuite.
– Un intervenant entrant en fac de droit est amené à se poser la question de la responsabilisation des actes.
– Le suicide est-il un acte gratuit ? Ce pouvoir de vie ou de mort sur soi-même est de l’orgueil ou du blasphème. – Ce peut être pour la libération de souffrances insoutenables.
– Au moment de l’acte il y a gratuité, même s’il y a une motivation antérieure. La motivation appartient au passé, et les conséquences au futur, mais l’acte est au présent et gratuit dans l’instant. Quand on agit, la délibération intérieure sur les causes et les conséquences a déjà eu lieu et est terminée.
– En anglais « gratuit » se dit « free » c’est à dire « libre ». – Au moment de l’acceptation de la mort et à l’origine de la vie il y a de la gratuité. Ainsi une mère qui met au monde un enfant le fait sans calcul : elle sait qu’il partira un jour et n’a pas un projet tout fait sur son enfant.. – L’ensemble des êtres humains qui naissent, bénéficient des actes de leurs semblables. Il existe toute une série d’actes humains qui aident les enfants à s’épanouir. Il n’y a pas de calcul dans tous les actes. L’enfant a besoin de grandir et n’a pas un destin tout tracé. Dans notre vie nous avons rencontré plein d’actes gratuits notamment dans la transmission : les passeurs ont un rôle particulier pour permettre de fortifier les êtres. – L’acte gratuit supposerait une gratification morale, intérieure, affective, mais pas nécessairement objective. La gratification subjective pourrait répondre à l’acte gratuit, et serait plus qualitative que quantitative
– Le café philo suppose plusieurs approches : psychanalytique, morale/humaine, politique, philosophie conceptuelle, métaphysique. Il serait bon d’essayer d’aborder les problèmes sous ces différentes facettes.