Café-littéraire autour du roman « Le liseur »

Essai de restitution du débat du café philo de Chevilly-Larue
mercredi 17 février 2010
« Le liseur »- Roman de Bernhard Schlink.

Bernhard Schlink
Introduction :
Bernhard Schlink est né en 1944 en Bavière. Il est juge au tribunal constitutionnel d’un Land (région).
Michaël, principal personnage et narrateur, est d’abord lycéen, puis étudiant en droit, et enfin juriste. Il est tout à la fois l’amant et le jeune allemand de cette époque qui essaie de porter un jugement sur ce produit amoral de l’époque du nazisme : Hanna, le personnage féminin. Comment juger ? Jusqu’où comprendre pour juger ?
Dans les années 1960, c’est la rencontre d’un garçon de 15 ans et d’une femme de 35 ans. Un premier amour pour le garçon, encore maladroit dans ses rapports à la femme. Elle est son initiatrice, elle le révèle à lui-même, elle le fait « homme », c’est la rupture pour lui avec l’enfant, rupture symbolique avec la famille. Puis, cette femme qui reste mystérieuse impose ses règles. Dès le début, cette relation boite un peu quelque part ; en fait c’est le manque de dialogue. Quand il veut la connaître un peu plus, en apprendre davantage, elle s’échappe. Michaël (page 50) : – « Je lui posais des questions sur son passé, et, pour me répondre, on aurait dit qu’elle fouillait dans un coffre plein de poussière. » – « Tu veux en savoir des choses, garçon ! », lui répond-t-elle (page 51) ; de même (page 89) : « Il pouvait arriver qu’elle élude la question au lieu de la récuser. – Tu veux en savoir des choses, garçon ! »
Le livre va se construire autour de trois axes principaux : le premier qu’on pourrait intituler : « Analphabétisme et culture », déterminant peut-être toute la situation qui constitue ce deuxième axe : « Responsabilité et jugement », qui est sa participation en tant que gardienne à l’horreur des camps de concentration. Et enfin le troisième axe : « Responsabilité, les enfants du nazisme et résilience ».
Débat : F Dans la première partie du roman je vois le personnage d’Hanna comme un vampire. Tel le vampire elle se nourrit de la substance intellectuelle chez Michaël.
F J’avais vu le film « the Reader » tiré de ce roman et j’avais trouvé l’histoire très forte. Pour ce café-littéraire, j’ai donc lu le livre, et, ayant encore devant moi les images du film, j’avais trouvé le livre moins romanesque ; j’avais eu du mal à rentrer dans l’histoire. Et puis, je l’ai relu, et, là, j’étais complètement dedans. A chaque page, il y avait des choses que je n’avais pas vues initialement ; c’était beaucoup plus prenant et j’ai vu les différences entre le film et le livre. Dans le livre, il y a au chapitre 1, page 17, des choses n’existant pas dans le film, entre autres, le passage du rêve; il rêve qu’il la voit dans la campagne devant une maison sans volets, en pleins champs : « On ne voit personne, on n’entend rien, même pas un moteur, ni le vent, ni un oiseau. Le monde est mort, je gravis les marches, j’appuie sur la poignée… ». Toutes ces images m’ont frappé. C’était comme s’il ouvrait la grille du camp de concentration ; plus loin des détails m’ont aussi surpris : c’est le charbon, c’est les vapeurs de la douche, il faut qu’il soit nu. C’était troublant de trouver tous ces indices, ces symboles : on pense aux fours crématoires, on pense aux chambres à gaz. Et puis l’uniforme de travail d’Hanna de contrôleuse de tramway, qui ressemble à celui des gardiennes des camps, ça me donnait le vertige. C’est une part du travail créatif de l’auteur. Dans ce qui m’avait semblé d’abord une histoire d’amour, une bluette, soudain je voyais un univers fantasmagorique, un jeu cruel avec les symboles.
F Cette symbolique se retrouve dans le procès lorsqu’elle vient habillée en tailleur strict, corsage blanc et cravate rouge, presque un uniforme, ce qui indispose le public et le tribunal. Est-ce volontaire ?
F En lisant ce roman, je me suis posé la question : fiction ? Ou quelque chose de vécu par l’auteur, un proche ? Est-ce une expérience ou un exorcisme collectif ? Ça paraît tellement réel, tellement vécu. La question a été posée à l’auteur, il n’a jamais répondu. Ou alors cet ouvrage est pour exorciser la culpabilité de la génération de ses parents ? Il évoque plus que le fossé, c’est le précipice entre deux générations ; c’est toute la nouvelle génération qui accuse les parents..Une façon aussi de chercher des excuses à leur comportement et de se demander ce qui aurait pu justifier l’injustifiable.
F Il y a beaucoup de non-dits entre les deux personnages, une réelle difficulté à communiquer. Il pourrait la provoquer, l’obliger au dialogue, ça se serait peut-être fini autrement, alors qu’il se creuse un fossé entre eux..
F Bernhard Schlink, en plus du livre « Le liseur », a écrit « La circoncision » : une histoire d’amour entre une jeune fille juive et un jeune Allemand qui ira jusqu’à commettre l’acte irréversible pour être plus proche d’elle et de sa culture ; mais, malgré cela, ils se quitteront. Pour Schlink, le dialogue judéo-allemand est impossible. Schlink est l’homme des communications impossibles, que ce soit dans « Le liseur » ou dans « La circoncision ». Compte tenu de ses origines, il a tendance à une version parfois un peu révisionniste de l’histoire. Il cherche à comprendre le passé nazi de l’Allemagne, tout en le rejetant en final. « Le liseur » est un livre qui questionne le cœur de l’identité allemande dans un face à face entre deux générations très différentes.
F Poème de Florence :
Au fil des mots
Emportez-moi dans un rêve éveillé
Au creux d’un livre à peine ensommeillé
Dans le souffle des mots chuchotés à l’oreille
Des mots qui bruissent, des mots qui glissent, des mots d’abeille
Emportez-moi dans un rêve composé
Un kaléidoscope joyeux, osé,
Dans un album vivant aux multiples visages,
Des images infinies, des images, des mirages
Emportez-moi dans un rêve érigé
Un rêve en marche, des moulins corrigés
Emportez-moi encore sous une pluie sauvage
Une pluie de mots, une pluie tendre d’orage
Emportez-moi dans un rêve assoupi
Au creux d’un bras, d’une peau assouplie
Dans un souffle, une caresse, un émoi
Emportez-moi et puis embrassez-moi.
F Analphabétisme et culture : Souvent nous sentons chez cette femme froide un manque, une carence, une aspiration à la connaissance. Il n’est que de voir comment elle est en demande de toutes les œuvres qu’il va lui lire, que ce soit des romans, du théâtre, de la poésie. Elle assimile tout, depuis Homère, Cicéron, jusqu’à Hemingway. Il lui parle d’œuvres de théâtre qu’il a lu et étudié au lycée, elle veut qu’il les lui lise. « Lis-les toi-même », lui répond t-il, « je te les apporterai » – « Non, » répond Hannah, « tu as une si belle voix, garçon, je préfère t’écouter, plutôt que de lire moi-même » (Page 54).
On sent chez Hanna une demande de culture, ce qui nous fait mesurer le gâchis de toutes ces personnes qui sont privées de cette richesse. « C’était une auditrice attentive. Son rire, ses soupirs de dédain et ses exclamations indignées, son enthousiasme ne laissaient aucun doute : elle suivait l’action avec passion. » (page 54). Cette passion rentrée pour les connaissances est encore plus mise en scène lorsqu’elle se retrouve un instant seule, dans la bibliothèque du père de Michaël. Cette scène me touche et m’émeut : « Puis elle s’approcha et, à hauteur de sa poitrine, passa lentement l’index de sa main droite sur le dos des volumes, d’un bout à l’autre, continua de même au rayon suivant, livre après livre, … Elle s’arrêta à la fenêtre, tournée vers l’obscurité, regardait le reflet des rayonnages et son propre reflet » (page 74). De fait, elle s’imaginait dans une autre vie, où elle aurait été elle-aussi lettrée, avec une belle bibliothèque. On devine qu’elle souffre de son état d’inculture.
Elle porte cette honte d’être analphabète, jusqu’au point où elle s’accusera pour les autres : « Je reconnais que c’est moi qui ai écrit le rapport » et elle prend alors le maximum de responsabilité. Plutôt des années de prison que la honte d’avouer qu’elle ne sait ni lire, ni écrire. Hanna plus cultivée aurait-elle été toute autre?
Il y a des le début des signes qui devraient nous révéler l’analphabétisme d’Hannah : le fait qu’elle ne veut pas lire elle-même, le fait qu’en vélo, aux carrefours, elle le laisse passer devant, puis la scène à l’hôtel où il s’est absenté en lui laissant un mot qu’elle dit ne pas avoir vu et, là, sa réaction est violente, montrant toujours cette corrélation entre ignorance et violence. « L’ignorance est mère de tous les maux », nous dit Rabelais
C’est en revenant sur les lieux où ils ont été heureux que Michaël a l’explication de tout. Il repense aux vélos, à la robe bleue, lorsqu’elle le laissait passer devant aux carrefours, quand il remplissait les fiches d’hôtel, le mot soi-disant perdu. Cette vérité qu’il avait sous les yeux surgit tout à coup. Voilà pourquoi elle avait refusé les promotions, pourquoi elle avait fui, pourquoi elle s’était si mal défendue, n’ayant pas pu connaître l’acte d’accusation. Voilà pourquoi sa vie avait pris ce mauvais sens, comme un arbre qui aurait poussé de travers.
F Pendant l’Occupation, il y avait des officiers allemands cultivés, donc « inculture égale violence », je n’y crois pas ! Je crois que la violence est en chacun de nous, elle est en nous depuis la horde, le clan. Je crois que nous aurions tous pu être comme Hanna ! Ça dépend du milieu, ça dépend du niveau de culture, de l’époque, ou si vous avez été placé d’office dans les jeunesses hitlériennes. On aurait pu être des monstres ! Il n’y a donc pas de rapport immédiat entre violence et inculture.
F La troisième partie du livre est un épisode cruel pour le personnage féminin. Hanna reçoit beaucoup d’éléments culturels de Michaël par les cassettes, mais aucune lettre. Autant dans la première partie Michaël semble être dans l’entonnoir créé par Hanna, autant la distance créée ensuite la met elle dans l’entonnoir. Lorsqu’il la revoit à la fin dans la prison, Hanna cherche quelque chose dans ses yeux, quelque chose qu’elle ne trouve pas, et c’est alors son regard qui s’éteint, c’est son destin qui s’inscrit, c’est le baiser de la mort. Il se dit à la fin, « je sentais une vieille femme ».
F Le roman, c’est le terrible secret d’Hanna. Son premier secret, c’est son analphabétisme. Dans la société allemande de 1965, tout le monde sait lire. Donc, pour ce personnage, c’est terrible. C’est l’interrogation sur un destin, sur un engrenage, sur l’amour, sur la culpabilité
Ce garçon de quinze ans, Michaël, voit s’ouvrir un monde nouveau : le temps devient élastique ; il voit à quel point une seule journée peut englober des voies différentes et mystérieuses. Chaque fois, avant le plaisir des étreintes, Hanna lui demande de lire des pages ; c’est ainsi que Schiller, Goethe, Tolstoï, Dickens, échappent au confinement des programmes scolaires et deviennent les préludes des jeux amoureux ; il s’établit un rituel : lire à haute voix, prendre une douche ensemble et s’aimer…Mais il n’y a jamais de véritable abandon de cette femme ; elle se tient à distance, elle ne lui concède que la place qu’elle veut bien lui donner. Jusqu’au jour où toutes les lignes du passé convergent vers une silhouette assise immobile sur le banc des accusés. Si elle n’est pas la seule accusée, elle est la seule à ne pas fuir ses responsabilités, mais, dans un mélange de brusquerie et de maladresse, elle ne fait que se condamner davantage. Des bribes du passé recomposent et livrent le terrible secret, ce qui va expliquer ses comportements. Elle s’est soustraite à l’analyse graphologique. Elle ne supportait pas que Michaël ait de mauvaises notes; ce n’est par cruauté ou perversion, car elle n’est ni cruelle ni perverse. La réponse est surprenante de simplicité, et Michaël se demande si elle n’est pas tout simplement bête, bête au point de s’être laissée emportée vers le pire pour préserver son image. Plutôt être une criminelle que d’être démasquée. L’évidente difficulté de cette situation peut-elle minimiser l’horreur de ce qu’elle a fait, ou refusé de faire ? La force du livre de Bernhard Schlink est de n’éluder aucune des questions qui naissent du choc entre le présent et le passé, entre l’amour et le mépris, entre le désir de comprendre et le besoin de condamner. Comment faire la part des choses ? Dans une sorte d’anesthésie de toutes ses force vitales, Michaël découvre que l’amour est un engagement qu’aucune rupture n’efface, et que l’innocence comme le crime ne sont souvent que le fruit empoisonné de l’ignorance.
F On a dit qu’Hanna n’avait pas eu le soutien de Michaël lors du jugement. Sur le plan symbolique, c’était toute une génération qui ne trouvait pas de pardon dans la génération suivante, laquelle ne trouve aucune excuse ; pour ce garçon, c’est : « Je ne veux pas aller jusque là », c’est le dialogue impossible qui est entaché des crimes de la génération accusée.
F J’ai lu le livre d’une traite, en une soirée, ça m’a captivé. La relation entre les deux personnages est basée sur le secret et le mensonge. Hanna cache à Michaël son terrible passé et son analphabétisme. Michaël cache à Hanna son âge véritable (15 ans, et non 17 ans, comme elle le croit) ; pour voir Hanna, il ment à sa famille et à ses camarades ; tous deux veillent à ce que leur relation amoureuse reste secrète, car Michaël est mineur. Il y a un jeu dominé/dominant dans les divers rapports entre les deux personnages. Michaël sera tellement marqué par cet amour qui s’interrompt brutalement, qu’il ne pourra pas fonder à l’avenir une relation stable : son mariage sera un échec. Il sera traumatisé pour le reste de sa vie. Il sera distant par rapport à sa famille. Le roman nous montre aussi cet écart marquant en Allemagne entre générations. La seule fois où il va demander conseil à son père, la communication est difficile ; néanmoins, ce dernier lui dit que si elle n’a pas voulu révéler sa situation, ce serait une atteinte à sa liberté que de le dire, c’est à elle seule de choisir sa vie, même de s’emprisonner ; c’est une intéressante réflexion sur « Liberté et Responsabilité ».
F Ce jeune homme se trouve happé par cette femme ; il est, on l’a déjà dit, « vampirisé » et il se retrouve à la suite incapable de reconstruire une histoire ; il semble que cette femme ait pris trop de place. Il est comme un papillon pris au piège qui ne peut s’échapper. Il sait bien ce qu’il devrait faire pour renouer le contact, mais il ne trouve pas le courage de trancher. Est-ce dû à cette terrible histoire du passé ? C’est la communication impossible et la vraie quête des Allemands d’après-guerre.
F Après tout ce que j’ai entendu, j’aurais aimé rebondir à chaque intervention. C’est la première fois que ça m’arrive, mais, au milieu du livre, ça m’a arraché des larmes. Quant à leur relation, elle reste du domaine physique. S’il y a « amour », il y a confiance ; là, elle n’existe pas ; il n’y a pas de dialogue. Dans la dernière partie du livre, je vois Hanna autrement : c’est un animal pris au piège et elle pense que si elle se dégage de ce piège, elle se fera encore plus mal. Alors, c’est rester dans la situation ou s’échapper par le suicide.F Responsabilité / irresponsabilité. Résilience. L’ignorance peut être à l’origine de ce manque de distinction entre Bien et Mal. Hanna semble avoir été élevée dans un monde où les valeurs sont absentes, monde cruel sans conscience de l’être, monde où il faut se faire une armure. Il semble que les notions morales lui soient étrangères. « Car l’homme mauvais se nuit à lui-même : il ne le ferait pas si d’aventure il savait que le mal est mal. Par conséquent, le mauvais n’est mauvais que par erreur ; si on lui ôte son erreur, on le rend nécessairement – bon ». (Nietzsche. Par-delà bien et mal). Elle est une exécutante bête et disciplinée : elle fait un travail, elle ne se pose pas de question, elle obéit aux ordres. C’est le genre de bêtes de somme qui ont accompagné toutes les dictatures, tous les totalitarismes. Ce manque de discernement des valeurs se voit quand le juge lui évoque les personnes qu’elle a envoyé à la mort, elle répond : « Mais qu’est-ce que vous auriez-vous fait à ma place ? » C’était, dit l’auteur (page 135), une jeune femme « se montrant dans l’accomplissement de ses tâches, consciencieuse et sans conscience » ; c’est quelqu’un qui ignore ce qu’est le libre arbitre, et que le vivre ensemble, ce n’est pas qu’obéir aux règles des dominants ! C’est l’obéissance aveugle à la règle, par lâcheté peut-être de devoir faire un choix. Le juge lui demande (page 144) pourquoi elle a laissé les portes de l’église fermée alors que les prisonnières étaient prises dans les flammes ; de nouveau sa réponse est empreinte de cette carence de jugement : « Mais nous n’aurions tout de même pas pu les laisser s’enfuir comma ça. Nous étions responsables d’elles. » Et, de nouveau, elle demande au juge président du tribunal : « Qu’est-ce que vous auriez fait ? » Il n’y a pas chez elle, dit l’auteur, de conflit de devoir d’obéissance et devoir moral. Plus loin, il ajoute « Le bourreau ne hait pas celui qu’il exécute, parce qu’il en reçu l’ordre ! »
F La dernière partie ressemble à ce que nous avons récemment abordé au dernier café-philo de L’Haÿ-les-Roses : la résilience du bourreau ; c’est à dire que quand la personne prend conscience de son acte, cette prise de conscience est un traumatisme ; il lui faut expier ses fautes. La culture humanise, disions-nous dans un récent café-philo. On peut penser que c’est grâce à toute cette culture transmise par Michaël, et surtout lorsqu’elle va apprendre à lire et à écrire, qu’Hanna va devenir une personne responsable, prendre la mesure de l’horreur à laquelle elle a participé.
F Lorsqu’Hanna dit : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? », elle se comporte comme tous les militaires qui se sont retrouvés devant des tribunaux ; ils ont obéi aux ordres. Des gens au demeurant normaux, sympathiques, se livrent un jour à des atrocités ; on les a mis dans une guerre, ils ne voient plus rien : c’est la discipline, on ne se pose pas de question !
F Le personnage de Hanna semble évoluer plus que celui de Michaël, car même s’il envoie des bouteilles à la mer avec ses cassettes, il ne va pas jusqu’au bout de sa logique. On a l’impression qu’il ne lui a jamais pardonné et qu’inconsciemment, il exerce une espèce de vengeance pour lui faire subir la douleur qu’il a ressenti en découvrant ce qu’était Hanna. Elle ne reconnaîtra à personne le droit de la juger ; il n’y a que les morts à qui je doive rendre des comptes, dit-elle. Ils restent chacun dans leur statut de victime.
F Michaël commence cette histoire avec Hanna et c’est assez passionnant que cela passe par la littérature; elle l’amène quelque part dans une vie au-delà de ce que sa jeunesse pouvait appréhender. Si, à la fin, il ne peut pas lui pardonner, ni la soutenir jusqu’au bout, c’est parce qu’il est à la limite de ce qu’il peut faire. Il ne peut pas reconnaître son acte. Ce n’est pas que Michaël et Hanna qui nous sont montrés dans ce livre, cette histoire les dépasse ; c’est tout le contexte historique, c’est le problème de la génération des enfants du nazisme ; jusqu’où comprendre cette horreur ? Il n’y a chez Michaël ni faiblesse ni lâcheté ; il dit stop, sinon il se détruit ; c’est en fait l’instinct de survie.
F Nous voyons dans ce couple ce rapport dominant/dominé ; il est fragile, elle est froide ; elle a ce que les nazis nommaient « la cuirasse caractérielle », « la cuirasse émotionnelle », c’est à dire : on ne sent rien, on n’éprouve rien, on ne doit pas ressentir.
F Michaël se vit aussi comme victime qui pourrait avoir envie de lui faire payer sa propre douleur. Hanna a détruit sa vie ; dans cet « inceste symbolique », elle était trop mûre pour lui et il n’était pas armé pour se défendre.
F On retrouve dans ce livre, la double honte des enfants du nazisme : vis-à-vis de leurs parents, et de leur passivité face à l’horreur. Les jeunes Allemands d’après-guerre se sentaient à la fois innocents et coupables.
F La relation entre Hanna et Michaël est triplement conflictuelle : conflit de génération (âge), conflit social (classe), conflit historique (périodes), ce qui est la difficulté des amours intergénérationnels.
F Michaël est un pur produit de la société libérale d’après-guerre ; il a une vie facile. Hanna, elle, a eu 20 ans sous le nazisme. Les conditions ne sont pas les mêmes pour chacun d’entre eux et pas comparables. Les responsabilités non plus.
F Michaël reste dans la société ; Hanna s’en est retirée. Elle vit la prison comme un monastère, où elle dialogue avec les morts, les seuls à être autorisés à la juger. Pour Michaël, Hanna est dans la dualité : femme-amante et culpabilité de la guerre. La défendre serait avouer sa liaison et il ne peut pas. Il en parlera seulement plus tard à l’une des deux seules rescapées juives, jeune fille à l’époque, qui avait survécu avec sa mère à l’incendie de l’église. Hanna se fera justice elle-même, et Michaël transmettra ses biens, en réparation symbolique, à une ligue juive contre l’illettrisme, sur le conseil de la rescapée, qui les refuse pour elle.
F Le rythme : L’œuvre est construite sur quatre périodes essentielles : la rencontre et l’idylle ; le procès ; le temps où Hanna purge sa peine en prison ; puis, l’épilogue. Dans ses trois parties et ses chapitres, l’œuvre est très construite. L’œuvre est séquencée de façon à ce qu’on découvre. A chaque chapitre, l’histoire pourrait s’arrêter là, mais elle repart. Quatre temps, quatre climats différents, toujours en linéaire, avec ces deux seuls personnages, tous les autres n’étant là que pour l’articulation de l’histoire.
F Le style : Le fait que l’œuvre est traduite peut aseptiser et ôter le style. Il faudrait pouvoir la lire en allemand. Donc, pour nous Français qui sommes héritiers du romantisme, cela semble froid. Dans cette version, le style est donc direct, sans formule, la construction est sobre, sans ambage; mais nous retrouvons plein de références littéraires, théâtrales, poétiques, contrepoints à l’inculture totale d’Hannah. De fait, la sobriété du style est une nécessité voulue, une réserve, une pudeur, et cela correspond mieux à la gravité du sujet
F La résilience des enfants du nazisme : Dans la troisième partie, l’auteur aborde ce qui a été récemment nommé : « La résilience des enfants du nazisme ». Nous sommes en 1965, soit vingt après le procès de Nuremberg : (page 103) « L’élucidation du passé !… Ouvrant grand les fenêtres, nous faisions enfin rentrer l’air, le vent qui balaierait enfin la poussière que la société avait laissé recouvrir les horreurs du passé… Sur le banc des accusés, nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens, de ces bourreaux, qui ne les avait pas empêchés d’agir… C’est elle que nous condamnions par une procédure d’élucidation du passé, à la honte. » (Page 118) « En fait, je me demandais… ce que devait faire ma génération, celle des gens vivants à une époque ultérieure, des informations sur les atrocités, de l’extermination des juifs. Nous ne devons pas nous imaginer comprendre ce qui est inconcevable ; nous n’avons pas le droit de comparer ce qui échappe à toute comparaison… Est-ce que nous n’avons qu’à nous imposer ce silence de l’horreur, de la honte et de la culpabilité ? A quelle fin et jusqu’à quel terme ? Les enfants du nazisme se sentaient innocents et coupables à la fois. L’auteur nous dit page 189 : « Comment voulait-on qu’ils aient quelque chose à dire à leurs enfants, ces gens qui avaient commis les crimes nazis, ou les avait regardé commettre, ou avaient détourné les yeux », puis page 190 : « Le doigt tendu vers les coupables ne nous exemptait pas de la honte. Mais il nous permettait d’en souffrir moins. Il transformait la souffrance passée causée par la honte en énergie, en activisme, en agressivité. Et le conflit avec les parents coupables était particulièrement énergétique ».
F Ce poème de Florence semble très en phase avec l’épilogue du roman.
Fantômes
Quelques fantômes affamés
Tapinaient dans l’antichambre
Peut-on digérer le passé
Sans s’écarteler les membres ?
Le passé est au présent
Le futur est antérieur
Ce sont les morts qui crient « présent ! »
A l’appel des voix intérieures
Dans ce face à face impossible
Je ne peux que rester avec vous
Le présent me refuse, je cible
Une douce corde à mon cou
Je t’en prie n’en fait pas une jaunisse
Je tisse une corde lisse à mon cou
Si le piège c’est refermé comme un licou
Mon doigt suit la cadence, essuie la ligne et glisse
F Morceaux choisis : « Les strates de notre vie sont si étroitement superposées que dans l’ultérieur nous trouvons toujours de l’antérieur non pas aboli et réglé, mais présent et vivant. »
« Lorsqu’on affronte ce à quoi l’ont veut aboutir et même si c’est tard, trop tard n’existe pas, il n’y a que le tard et ce tard est toujours mieux que jamais. »
« Plus d’une dois dans ma vie j’ai fait ce que je n’avais pas décidé, et ce que j’avais décidé je ne l’ai pas fait… Mais les actes n’exécutent pas simplement ce qui a été préalablement pensé et décidé. Ils ont leur source propre et sont les miens de façon tout aussi autonomes que ma pensée est ma pensée, et ma décision est ma décision »
F Souvent l’auteur aborde ce thème du temps, cette notion de temporalité : « Nos rendez-vous dans ma mémoire sont un long rendez-vous. » (Page 53) « Elle lui ouvrit la porte et lui dit : – Qu’est-ce que tu veux, ta vie entière en une nuit ? »
F Nous avons cheminé depuis les aspects symboliques jusqu’à ces dernières interventions qui nous montrent Hanna comme le symbole évident, premier symbole de l’époque, de la génération nazie. L’auteur la fait mourir à la fin, elle se tue, elle tue le passé. Elle a la révélation de la faute et veut se racheter vis-à-vis d’elle-même. C’est la double résilience : du personnage et de la mémoire collective!
Conclusion : Ce roman nous pose la question de la morale et de la responsabilité, tant pour le personnage d’Hanna que pour la génération de l’auteur. Jusqu’où comprendre et juger ; de plus, il nous montre comment l’ignorance, l’inculture peut rendre des individus étrangers à leur monde. C’est une fois de plus un exemple que notre société a toujours cette responsabilité d’aider, d’inciter les gens à se cultiver ; la culture fait reculer la barbarie, avons-nous rappelé.
Quant à la responsabilité, le travail de mémoire que durent faire les Allemands, on ne peut que penser à la chanson de Jean-Jacques Goldman :
« Et si j’étais né en 1917 à Leidenstadt / Sur les ruines d’un champ de bataille / Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens / Si j’avais été allemand ? … / On ne saura jamais ce qu’on a vraiment dans nos ventres / Caché derrière nos apparences / L’âme d’un brave ou d’un complice ou d’un bourreau? / Ou le pire ou le plus beau? / Serions-nous de ceux qui résistent / Ou bien les moutons d’un troupeau / S’il fallait plus que des mots?
Enfin, ce débat nous montre l’utilité, le bénéfice d’un café-littéraire, car si nous voyons des sensibilités communes, nous voyons des lectures différentes, des interprétations autres. Par ce regard des autres, regard différent, différencié, c’est encore une autre lecture, où nous découvrons des éléments qui nous avaient peut-être échappés ; nous apprenons ainsi à rechercher le sens et les sens dans nos diverses lectures. C’est enrichir le plaisir de la lecture.
Cette entrée a été publiée dans Saison 2009/2010, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *