Restitution du débat – Café-philo de l’Haÿ-les-Roses
14 avril 2010
Introduction par France : Les Stoïciens définissaient la charité comme amour de l’humanité, sentiment de compassion, qui rend sensible aux souffrances d’autrui, c’est-à-dire l’amour du prochain. Aimer quelqu’un, c’est s’efforcer d’atténuer ses souffrances en respectant sa liberté et sa dignité (dans les différentes définitions de ce mot). La charité se confond souvent avec la bienfaisance, l’assistance, la compassion, la commisération… Des trois vertus théologales, qui sont la foi, l’espérance et la charité, c’est la charité la plus grande, car elle consiste dans l’amour de Dieu et du prochain en Dieu. En-dehors de toute acception religieuse, le terme de charité est courant en morale, où il est souvent mis en antithèse avec la justice. Là, il faut entendre le terme de « morale », comme étant la théorie du bien et du mal, fixant par des cas normatifs le complet achèvement de l’action humaine. Cette antithèse entre la morale et la justice peut s’entendre de deux manières. La première, c’est de considérer que devoir de charité et devoir de justice sont sans corrélation entre eux, et que la notion de compassion, c’est-à-dire l’amour du prochain, est sans incidence sur l’action. La seconde manière est dans l’usage que devoirs de charité et de justice doivent être accomplis concomitamment dans un esprit de probité, de dévouement désintéressé et d’amour du prochain. Je pense qu’au cours du débat nous reviendrons sur cette antithèse : justice et morale.
La charité, comme la bienfaisance d’ailleurs, ont des origines diverses : origines privées, associations, services organisés par les pouvoirs publics, etc. Herbert Spencer (philosophe anglais. 1820-1903) s’est élevé principalement contre la charité organisée ; il l’a accusée d’être contraire à la grande gloire de la survivance « des plus aptes », c’est-à-dire à la loi de la nature, et de conduire à la dégradation de l’espèce. Il a insisté fortement sur le lourd tribut que la partie active paie à des inutiles, des vieillards, des invalides, des aliénés, etc. Or, la moralité, c’est-à-dire l’adéquation entre une action et les règles de la morale, ne consiste pas dans la soumission passive à des lois politiques, mais dans l’effort pour superposer à cet ordre un ordre proprement humain. Heureusement, Kant a une toute autre vue de la charité ; il précise qu’il ne suffit pas, pour que l’action ait une valeur morale, qu’elle soit conforme aux devoirs, il faut encore qu’elle soit accomplie par devoir, c’est-à-dire dans une intention exclusivement morale et désintéressée.
Alors, la charité humaine peut-elle donner lieu à polémiques, à controverses, à critiques ? Un acte de charité mal perçu, mal interprété, peut-il induire de la défiance, de la suspicion et aboutir au résultat contraire de celui souhaité par l’action charitable ?
A vous d’en débattre…
Débat : G: Spencer est dans le droit fil de ces philosophes anglais défendant le droit naturel, la loi de nature (et aussi la loi de la jungle, loi du plus fort). Mais nous sommes aussi des humains et on parlera d’humanisme et charité. Cette lignée de Hobbes, Locke, et autres philosophes inspirés par l’Utilitarisme, nous donnera le parangon du Darwinisme social avec le pasteur Robert Malthus, qui comme Spencer, rejette le sentiment de charité. Ses propos tristement célèbres ont crée le « malthusianisme » ; c’est-à-dire, en substance, « que ce n’est pas rendre service aux pauvres que de les aider, que cela se retourne contre eux, car plus on les aide, plus ils survivent, et plus ils procréent, et donc, plus il y a de pauvres » (« Salauds de pauvres! », disait Gabin dans La traversée de Paris).
G La question m’a été posée, il y a peu, de la différence entre charité et générosité. Est-ce que la charité serait une obligation morale et ne serait pas alors dans l’élan du cœur, dans la générosité, le véritable amour du prochain ? Je pense que ce qui est important, c’est l’élan du cœur, la spontanéité d’aller vers l’autre. Par ailleurs, il faut d’abord s’aimer soi-même pour être capable d’aller vers les autres et faire preuve de générosité.
G Il faut d’abord « s’aimer soi-même », et c’est là que vient le fameux proverbe « Charité bien ordonnée commence par soi même ». Il y a toujours plein d’explications aux proverbes. En l’occurrence, cela pourrait se traduire par : pour faire la charité, bien ordonnée, il faut commencer par la faire chez soi, autour de soi. Et, par exemple, ne pas prétendre régler tous les problèmes du monde, alors que l’on ignore son voisin, le proche (le prochain).
G Quelqu’un a dit : «Il y a fort heureusement plein de gens généreux, malheureusement les gens qui donnent font le travail de l’Etat. » C’est ce que nous voyons avec le nombre croissant des ONG qui ne sont que le cache-misère, le « cache-sexe » du manque de volonté des Etats de jouer ce rôle de solidarité, de rééquilibrage entre les individus. « Et si l’essentiel de l’exercice gouvernemental ne consistait plus qu’à faire la charité à ceux que l’on a condamnés à la mendicité » (Philippe Bouvard). L’aide parfois prend des voies où les fonds ne parviennent pas en totalité, voire pas du tout aux destinataires, c’est quelquefois le cas de pays d’Afrique, où les fonds peuvent servir à acheter des armes ou des Mercédès pour les élites du pays.
Le moyen le plus sûr de faire parvenir de l’aide à l’Afrique passe par les travailleurs immigrés en France, en Europe, ceux-là qui tous les mois envoient de l’argent à leur famille, font vivre des familles entières, même si au passage l’organisme « Western Union » leur prend un pourcentage exagéré. On se demande pourquoi le FMI n’a pas mis en place un système pour garantir la gratuité et la fiabilité des ces transferts de fonds. La logique économique n’a que faire de la charité. Nous avons vu, lors des grandes catastrophes, des pauvres qui donnent aux plus pauvres qu’eux. Bien avant les religions monothéistes, le sentiment de charité a existé, sentiment proche de ce que nous nommons « solidarité » : « On doit donc avoir en tout un seul but, identifier son intérêt particulier à l’intérêt général : qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute association humaine. Si la nature prescrit qu’un homme doit à un autre homme, quel qu’il soit, assistance pour cette seule raison qu’il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de cette même nature, que l’intérêt commun soit l’intérêt de tous ». (Cicéron. Des devoirs). Là, Cicéron est très marqué par les Stoïciens qu’il cite dans cet ouvrage, lesquels avaient déjà repris des philosophies de l’Inde (le Véda) cette notion de charité. On sait que les Stoïciens ont beaucoup fréquenté et influencé ceux qu’on nommait alors à Rome la « secte de chrétiens ». Cette sympathie universelle, dans son expression, son signifié, sera reprise par les Pères de l’Eglise en vertu d’altruisme, d’amour envers le créateur via ses créatures.
G Nous retrouvons aussi dans le judaïsme le devoir de charité envers les gens de la communauté et la charité est aussi un des « sept piliers de la sagesse » dans le Coran.
G Quand on parle de charité, je me mets à la place de celui qui est assisté. Il y a toujours une différence de niveau entre l’assisté et celui qui l’assiste, c’est-à-dire que celui qui fait la charité peut se sentir supérieur. On ne peut pas faire la charité sans véhiculer ce sentiment de supériorité.
G Quelqu’un a appliqué les idées « charitables » de Spencer à la lettre, c’est Hitler. Une des premières choses qu’il a faites a été de vider les asiles ; il a commencé à exterminer les malades mentaux, puis des homosexuels, pour améliorer la race. Parfois, pour certains, la charité, c’est aussi vouloir gagner son petit coin de ciel, sa part de paradis, ce n’est pas complètement gratuit. Donner à une association est une manière plus anonyme ; c’est de la solidarité, de la générosité pure.
G Ma première réaction lorsque j’entends le mot « charité », c’est l’évocation de quelque chose de désagréable : religion et devoir ; c’est quelque chose qui n’est pas inné, pas spontané, mais le contraire. J’apprécie plus les mots comme « générosité », « solidarité », « empathie » et même « compassion » (terme bouddhiste), c’est-à-dire qu’il n’y pas de supériorité, ni action de l’égo ; on est tout simplement dans un acte d’amour : j’aime, j’aide !
Mais le thème nous fait aussi penser à une époque des nobles et des bourgeois, où c’était très bien d’ « avoir ses bonnes œuvres ». On donnait à la fin de la messe, on allait visiter ses pauvres dans les bas quartiers, un peu comme le font nos présidentiables dans les banlieues. C’est charitable et cela évite de changer la condition sociale globalement ; le peuple reste dans la « m… » ; on fait la charité tout en gardant ses privilèges. Par ailleurs, si l’on creuse un peu l’aspect psychologique, on va voir que parfois les gens qui font le bien, qui font la charité, le font pour des motivations pas si « pures » que ça, c’est-à-dire que cela peut être pour s’acheter une bonne conduite, se faire mousser…
G « La charité c’est le contraire de la justice ; tant qu’on fait la charité, on empêche la justice de se réaliser.» (Henry David Thoreau)
G « Qu’est-ce qu’une charité qui n’à point de pudeur avec le misérable, et qui, avant de le soulager commence par l’écraser de son amour-propre » (Marivaux. La vie de Marianne. Acte V. page 22). Ça, c’est pour ceux qui ont besoin de montrer leur puissance, leur position sociale, dire « qu’ils sont ». Je me questionne : Qui a besoin de charité ? Est-ce que ça peut toujours se résoudre avec des dons ? Et quelle quantité ? Est-ce singulier ? On agit autour de soi, c’est personnel ; on ne le montre pas, parce qu’aider quelqu’un, c’est en même temps ne pas le faire savoir, ou alors ce n’est plus de la charité. L’exemple nous a été donné avec cette ONG qui a vendu des enfants au Tchad ; ces enfants avaient des parents. Des gens en mal d’enfants voulaient les acheter et on a dissimulé cela sous le nom d’aide, d’acte de charité ; ça pose question !
G Est-ce que la vraie charité, ce ne serait pas celle des équipes de sauvetage qui vont au risque de leur vie sauver des gens qu’ils ne connaissent pas, comme en Haïti. On ne peut pas évoquer la charité qu’avec le seul aspect de partage des richesses. Si l’on doit définir la charité, c’est ce qu’on donne sans rien en échange. Par ailleurs, la charité peut aussi être quelque chose qui fait mal pour celui qui reçoit. Comment dépasser ce sentiment ?
G Dans la manière de penser occidentale, il y a souvent une confusion entre le but et les moyens. Dans certains cas, transmettre, enseigner gratuitement, c’est aussi un don de charité. Des malades vont recevoir des soins, actes de charité, comme le font par exemple Médecins sans frontières.
G Je cherche à voir la différence dans la démarche de solidarité/charité entre, d’une part, un religieux, l’abbé Pierre, et, d’autre part, l’anarchiste Coluche. Lequel apporte le plus aux autres ? Coluche, qui donne à manger par les Restos du cœur, et qui empêche la Révolution à laquelle lui-même aspirait ? Ou est-ce que c’est l’abbé Pierre par « Emmaüs », qui rend la dignité aux pauvres en les amenant à s’occuper de se fabriquer un emploi avec les moyens du bord ? On se serait attendu à voir de la charité chez l’abbé Pierre et une démarche de solidarité chez Coluche, alors que c’est l’inverse.
G On demandait tout à l’heure la différence entre charité et générosité ; une première réponse vient à l’esprit : générosité peut être aussi synonyme de prodigalité. Des gens prodigues organisent de somptueuses fêtes, vont dépenser sans compter, et ce seront de pauvres gens qui les paieront avec leur travail, avec des salaires de misère.
G Quand on donne à une association, personne ne le sait, a-t-on dit. Il y a le percepteur qui le sait ; parfois, ça fait bien descendre les impôts, ce qui reste une bonne chose quant au résultat. En second lieu, c’est la conscience qui est concernée, à condition d’en avoir une !
G En prolongement de solidarité et charité, côté abbé Pierre et côté Coluche, on pense à cette citation de Confucius : « Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pécher que de lui donner un poisson. » Charité et solidarité peuvent donc être complémentaires.
G Revenant sur les mots charité et générosité, deux remarques : 1° Il n’y a pas grande gloire a donner quand on a beaucoup, mais c’est bien de le faire, on n’y est pas obligé. 2° J’ai souvent remarqué que des gens qui ont peu vont aussi donner.
G « La Révolution est entrée dans Paris par la rue de la faim » (Marat).
G Poème de Florence : (Pantoum)
Charité
Nous sommes tous des enfoirés
La charité faite spectacle
Le grand soir est une soirée !
Et on élève au pinacle
La charité faite spectacle
C’est le grand bal des enfoirés
Et on élève au pinacle
Le bien-pensant assermenté
C’est le grand bal des enfoirés
Dans un monde en pleine débâcle
Le bien-pensant assermenté
Prie de tout cœur pour un miracle
Dans un monde en pleine débâcle
Je ne peux plus me révolter
Prie de tout cœur pour un miracle !
Je fais la queue pour le manger
Je ne peux plus me révolter
Mon estomac est réceptacle
Je fais la queue pour le manger
Ma dignité n’est plus obstacle
Mon estomac est réceptacle
Entre SMIC, RMI, mendier
Ma dignité n’est plus obstacle
Sans aile je ne peux plus voler
Entre SMIC, RMI, mendier
Un p’tit loto comme un oracle
Sans ailes je ne peux plus voler
Je vois de loin le tabernacle
Un p’tit loto comme un oracle
Et le grand soir est ajourné
Je vois de loin le tabernaclecénav
Tout est prévu, tout est joué !
Et le grand soir est ajourné
Cage à lapin pour habitacle
Tout est prévu, tout est joué !
Ils sont bien bons dans le cénacle
Cage à lapin pour habitacle
J’ai à manger, je suis chauffé
Ils sont bien bons dans le cénacle
Nous sommes tous des enfoirés
G Souvent, je prends le métro et je me dis que devant toute cette misère, cette demande de charité (femmes avec bébé, musiciens,…) mon salaire ne suffirait pas. Il y a aussi des communautés qui exploitent des faux-mendiants, ça nous pose problème !
G Dans ces actes de charité, qui prend ? Qui reçoit ? On a vu en Haïti des Américains étatsuniens qui se sont procuré des enfants. Qui est le plus dans le besoin ? L’enfant ou celui qui le reçoit ? Dans la pyramide de Maslow, c’est-à-dire les besoins primaires qui sont respirer, boire, manger, dormir…, la dernière étape est l’épanouissement. Mais tant qu’on n’est pas rassasiés, nourris, on ne peut pas donner. Aujourd’hui, si nous sommes là, c’est que nous avons mangé ! Celui qui donne est dans l’accomplissement de soi ; c’est aussi pour lui-même, pour être quelqu’un dans la société ; c’est un moyen de se sentir utile. Donc, il ne peut y avoir pour lui de sentiment de supériorité ; c’est presque lui qui est en demande.
G Que pensez de la charité « business », comme le Téléthon, la journée d’action du sida ?
G Les organisations qui participent à ces business télévisés de la charité ne publient jamais leurs comptes. De même que la Croix rouge internationale, dont on ne connait pas les chiffres ; c’est comme un « ovni « de la charité.
G Il y a toujours dans l’acte de charité une relation, dominant/dominé entre donneur et demandeur. Il y a des nuances à établir entre échange et charité. On a évoqué les personnes qui soignent, c’est de l’échange, pas de la charité.
G On a parlé des enfants adoptés, c’est encore de la charité bien ordonnée ; c’est déjà se faire du bien en faisant une œuvre charitable. On a aussi évoqué la pyramide de Maslow, autrement dit les priorités physiologiques, et, en ce sens, nous avions un ami du Café-philo congolais, qui souvent nous disait que nos sujets étaient des questions de « ventres pleins ». Si nous faisions ce Café-philo dans un bidonville, comme à Yaoundé (par exemple), nous n’oserions peut-être pas employer certains mots. Comment parler charité, quand tous sont si pauvres ? Nos débats restent élitistes. Par ailleurs, une question pour nous tous : est-ce que l’âme charitable et le sentiment de solidarité, sont innés ou question d’éducation ?
G Lorsqu’il est utilisé avec condescendance et presque avec orgueil, ce mot « charité » peut nous irriter, nous faire réagir. C’est le cas avec cette citation de Saint-Exupéry dans Pilote de Guerre : « Je comprenais la signification des devoirs de charité qui m’étaient prêchés. La charité servait Dieu au travers de l’individu. Elle était due à Dieu quelle que fût la médiocrité de l’individu ». Evoquer la médiocrité des individus n’est pas des plus charitables, la supériorité affichée et le comportement pédantesque détruisent le geste.
Un autre exemple malheureux nous est donné dans le très bon dictionnaire Trésor de la langue française (TLF) : Après avoir donné la définition philosophique du mot charité, à savoir : « Amour des hommes, considérés comme des semblables, humanité, philanthropie », nous trouvons à la ligne suivante : « Source morale ou spirituelle d’assistance, d’aide matérielle aux plus défavorisés, par la nature ou par la vie : malades, orphelins, pauvres, chômeurs ».
Aie ! Ça fait désordre et même polémique ! Ça vous fait dresser les cheveux sur la tête ! Voilà qu’un droit, celui de l’indemnisation du chômage, deviendrait une aumône, un don par condescendance, un acte de bienfaisance ! « Il est d’usage de distinguer avec soin la justice de la charité, c’est-à-dire de simple respect des droits d’autrui de tout acte qui dépasse cette vertu purement négative. On voit dans ces deux sortes de pratique comme deux couches indépendantes de la morale : la justice, à elle seule, en formerait les assises fondamentales ; la charité en serait le couronnement (…); cette conception est peu en accord avec les faits. En réalité, pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut d’abord qu’ils s’aiment, que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie. La justice est pleine de charité ». (Durkheim. De la division du travail.)
G Qu’est-ce que c’est être bon, aujourd’hui, être bon dans la vie ? Est-ce considéré comme un bien ou comme un mal ? « Un grand mouvement plein de charité, qui aurait lavé son cœur comme une marée, nivelé toutes les inégalités humaines qui obstruent un cœur mondain, était arrêté par les mille digues de l’égoïsme, de la coquetterie et de l’ambition » (Proust. Les plaisirs et les jours). La bonté est au-delà de l’exigence, limite de la vertu au-delà de laquelle il n’y a pas besoin d’exiger, dans la mesure où la bonté signifie amour et humanité, à condition que le signifié corresponde au signifiant. Le devoir de charité, avons-nous dit, consiste à faire du bien à autrui, en donnant quelque chose de soi. Mais lorsque ce don n’est accompli que par intérêt ou vanité, sans compassion, l’action, bien que charitable, n’est plus de la charité, c’est du devoir social. Donc, c’est pour cela qu’il y a des déclinaisons possibles dans le terme de charité et les mots qui reviennent le plus souvent sont les mots : amour, générosité, élan du cœur, humanité et compassion. Au-delà, nous trouvons assistance, entraide ou bienfaisance, manifestation incomplète et provisoire de la charité. La charité ne doit pas s’épuiser dans un seul acte d’assistance. « La charité, c’est donner dix sous d’attention pour retirer deux francs de gratitude » (Jules Renard). Quant au devoir de justice, qui est un allié de la charité, il consiste déjà à interdire de faire du mal à quelqu’un. Mais le simple respect de la législation n’est pas acte de générosité ou acte charitable. C’est seulement quand il y a dissociation entre devoirs de charité et devoirs de justice que les deux actions sont mises en opposition. « La charité, c’est la justice du pauvre », nous dit Leibniz. Quand on ajoute l’amour du prochain, on lie devoir de charité et devoir de justice. Lorsque ces deux actions sont concomitantes, il y a simultanéité entre deux principes : 1° le principe général subjectif qui implique la sensibilité et l’affect, c’est-à-dire mon sentiment, mes émotions, et, 2° une règle objective sociale qui ne fait pas intervenir d’éléments affectifs qui se réfèrent à la justice, mais aussi à la moralité. Dans ce cas là, la charité et la justice ne sont plus deux règles juxtaposées et complémentaires, puisque l’action est exécutée en tenant compte de dévouement, amour et justice. Les trois sont liés pour une action vraiment charitable. Charité et justice ne s’opposent pas, mais se complètent, car l’une et l’autre sont deux aspects d’un même sentiment.
G Dans une charité bien ordonnée, il n’y a pas de dissymétrie dans la relation entre personnes, il faut que cela reste d’égal à égal, dans l’alter-égalité, et à égalité de dignité.
G Schopenhauer nous explique que dans la charité il peut y avoir une forme ou un fond d’égoïsme. Comment peut-on lier charité et égoïsme ? En fait, lorsqu’on voit souffrir une personne, mal de dents, mal de reins, autrement dit, en proie à une douleur physique, nous ne pouvons pas ressentir cette douleur ; lui seul souffre dans sa chair. Alors que dans la souffrance morale à laquelle on assiste, nous sommes capables de la ressentir, d’en souffrir moralement avec celui qui est en souffrance. Cette souffrance nous met en compassion ; c’est cet autre nous-mêmes (l’alter) qui souffre ; nous venons par charité à l’aide de l’autre comme si c’était nous.
Mais ce même philosophe, dans son ouvrage, se montre bien peu charitable avec les femmes, de quoi ouvrir une polémique : « C’est là la cause pour laquelle les femmes, qui par suite de faiblesse de leur raison, sont beaucoup moins capables que les hommes de comprendre des principes généraux […] ; ainsi l’injustice et la fausseté sont leurs vices les plus fréquents et le mensonge leur élément ; par contre, elles ont plus que les hommes la vertu de la charité, car ce qui provoque la charité tombe le plus souvent sous notre regard, et s’adresse par suite directement à la pitié à laquelle les femmes sont plus sensibles que nous. Mais il n’y a que le vu, le présent, ce qui a une réalité immédiate qui existe véritablement pour elles ; elles ne saisissent que difficilement ce qu’on ne peut connaître qu’au moyen de concepts, ce qui éloigné, absent, passé, futur. Ainsi, il y a compensation là encore : la justice est plutôt vertu des hommes, la charité plutôt celle des femmes. La pensée de voir des femmes exercer des fonctions de juge provoque le rire, tandis que les Sœurs de charité vont jusqu’à surpasser les Frères de la miséricorde… » (Le fondement de la morale. Schopenhauer. 1841. Page 237/238)
G Quand on voit quelqu’un de malheureux, on ne peut s’empêcher de penser : « Et si j’étais à sa place ! » ; donc apporter de l’aide, c’est s’aider soi-même.
G Il faut se méfier de ne pas se brûler dans le don, se noyer avec les autres. Parfois, on peut offenser en voulant être charitable. Souffrir pour les autres, vouloir toujours aider, peut être un enfer. Ceux qui donnent savent-ils recevoir ? Sont-ils charitables envers eux-mêmes ?
G Derrière ce mot charité, on peut mettre des choses pleines d’humanité, comme des choses peu agréables. Et la charité peut aussi être une façon de cristalliser la misère, les inégalités, de les justifier presque ! C’est toujours plus facile de donner que de recevoir ; on va se regarder dans la glace ! « Qu’est-ce que je suis bien ! ». Quelles sont les motivations pour être charitables ? Dans les Restos du Cœur (par exemple), il y a des gens qui compensent quelque manque. « L’abnégation et la charité résultent le plus souvent d’un défaut de vie personnelle » (Léon Blum). Celui qui reçoit s’humilie dans la queue pour manger, celui qui le sert reçoit le plus.
G Deux citations : « La religion n’est plus qu’un marché aux puces où l’on troque avec le ciel. La foi, l’espérance et la charité sont bien loin des préoccupations humaines » (Louis Landry).
« L’Eglise est vraiment charitable, elle vend des indulgences dont elle a bien besoin » (Xavier Forneret).
La charité ne consiste pas qu’en un don. Aider quelqu’un, ce peut être aussi lui apprendre à se battre (et se battre avec lui) pour qu’il retrouve sa dignité envers lui, envers les autres. Ce terme de charité nous met sur le fil du rasoir ; jusqu’où parle-t-on de charité ?
G Aider les autres me fait plaisir ! Si on ne me demande rien, si je ne peux pas faire plaisir, je meurs !
G On a toujours un bénéfice à donner. En faisant parler les plus vieux de mon village (en Corse), je pensais que j’allais découvrir ce qu’était la véritable solidarité, l’esprit de charité. En fait, c’était une solidarité économique, solidarité nécessaire, non charitable, nécessité de survie.
G Levinas nous a parlé du sens du visage, c’est-à-dire de la forme qu’il prend à travers de l’attention donnée à celui qui parle en face de soi. Chacun humanise l’existence par sa présence ; ne pas être indifférent aux autres, c’est avoir cette capacité qui donne aux hommes un visage et c’est l’expression de l’humanité. Si on n’ose pas regarder le visage, si on ne peut pas regarder l’autre, il faut s’interroger ! L’indifférence, c’est poursuivre son chemin, ce qu’on retrouve dans l’individualisme.
G Le don de soi, don de ses organes, est acte de charité. Charité universelle, on ne sait pas à qui on donnera. A un enfant ? A un adulte ? C’est au-delà de toute charité.
G Chacun a sa façon de considérer ce qui est le plus charitable. On a dit qu’il était plus facile de s’identifier à l’autre moralement que physiquement. Par expérience personnelle, en tant que co-présidente d’Amnesty International France dans le passé, j’ai constaté que l’on a la même possibilité de s’identifier à la douleur physique (comme les différentes formes de tortures physiques) qu’à la douleur psychique (comme les mauvais traitements en hôpitaux psychiatriques).
G On a parlé d’empathie et aussi de pas se noyer avec ceux qu’on veut sauver. C’était l’an passé le thème de notre café littéraire : « Jusqu’où aider l’autre », autour du beau roman « No et moi » de Delphine de Vigan (Voir la restitution sur le blog du Café-philo. http://cafephilo.over-blog.net)
Par ailleurs, nous avons dit que l’esprit charitable pouvait être exploité comme une faiblesse. Ce fut le cas avec des bandits en Espagne, qu’on nommait les « coquillards », portant croix et coquille Saint Jacques : ils se présentaient chez les gens comme pèlerins de Saint Jacques de Compostelle. Par devoir de charité, on leur ouvrait la porte et ils dévalisaient leurs hôtes.
Nous avons aussi évoqué la charité bourgeoise d’une autre époque, avec les dames patronnesses et là c’est Jacques Brel qui nous en parle avec « La dame patronnesse » (1959) :
[…]
Pour faire une bonne dame patronnesse
Il faut être bonne mais sans faiblesse
Ainsi j’ai dû rayer de ma liste
Une pauvresse qui fréquentait un socialiste
Ainsi j’ai dû rayer de ma liste
Une pauvresse qui fréquentait… un rouge
Et un point à l’envers et un point à l’endroit
Un point pour saint Joseph, un point pour saint Thomas
Pour faire une bonne dame patronnesse, Mesdames
Tricotez tout en couleur caca d’oie
Ce qui permet le dimanche à la grand-messe
De reconnaître ses pauvres à soi
Ce qui permet le dimanche à la grand-messe
De reconnaître ses pauvres à soi
Et un point à l’envers et un point à l’endroit
Un point pour saint Joseph, un point pour saint Thomas
Jacques Brel.
(Salut l’ami, salut Jacques, âme charitable s’il en fut !)
G Nous avons plusieurs œuvres d’art qui illustrent la charité, dont celle, référence religieuse, du « bon Samaritain », œuvre de Van Gogh. Cela rejoint le propos qui cite Levinas : ne pas regarder, ne pas voir, passer son chemin.
G Le Samaritain : Un homme descendait de Jérusalem vers Jéricho et il tomba entre les mains des voleurs qui le dépouillèrent et, après l’avoir couvert de plaies, ils s’en allèrent le laissant à demi-mort. Or, il arriva qu’un prêtre descendait par le même chemin et, l’ayant vu, il passa outre. Pareillement, un lévite, étant venu là, le vit et passa outre. Vint alors un Samaritain membre d’une race méprisée et détestée des Juifs. Il ne se dit pas « Je me demande si cet homme est mon prochain. Peut-être ferais-je mieux de continuer mon chemin et d’appeler notre prêtre ». Non. Son cœur était plein d’amour et il lui suffisait qu’un homme ait besoin d’aide pour agir. Il s’approcha, banda ses plaies, y versa de l’huile et du vin. Puis il le plaça sur sa monture, il le transporta dans une hôtellerie où il prit soin de lui. (Saint-Luc, X).
L’amour ne cherche pas à savoir comment, où, et quand il faut être charitable. Le Samaritain ne posa au blessé aucune question concernant sa nationalité, sa foi, son caractère; il vit simplement un homme malheureux dans le besoin. Voyez ses caractéristiques du secours apporté par un véritable amour: Voilà une parabole qui pourrait faire polémique. Ce texte évangélique nous dit qu’un prêtre, voyant un homme en détresse, passe son chemin, alors que c’est un étranger, un impie, qui lui vient en aide.
Première conclusion par France :
La charité n’est pas un acte facile. C’est une vertu intrinsèque que chacun pratique avec ses propres convictions. Ce doit être un acte réfléchi sincère et respectueux afin de ne pas blesser, de ne pas humilier. Elle doit être pratiquée avec discernement ; elle ne doit pas se limiter à des actes ; elle est aussi communication, acte de parole. Être charitable comporte des risques, envers soi, envers les autres. La société humaine est un espace qui exacerbe les rivalités, les conflits. La philosophie permet de rendre compte du mal, et de là, de la moralité d’une action (comme la charité) qui se juge aux intentions qui l’anime. « Donner à boire à quelqu’un qui meurt de soif dans le désert lui sera plus bénéfique que de palabrer avec lui sur la présence hypothétique d’une oasis.
Seconde conclusion par Guy Louis :
La charité, l’acte de don, crée déjà polémique dans notre conscience. Lorsque nous sommes sollicités pour donner, suivant notre tempérament, deux instances de notre conscience peuvent s’opposer : la partie spontanée, nommée aussi le « ça » qui est prodigue ou non, enclin à donner, ou pas ; puis, en face de lui, le « surmoi », le petit juge qui lui dit : tu dois donner, ne sois pas égoïste, ou ne te laisse pas aller, on abuse de toi.
Nous touchons à un problème essentiel en philosophie, ce sont les fondements de la morale. « La vertu de charité », nous dit Schopenhauer, « va avoir purement valeur morale, si elle n’est ni utilitariste, ni liée à une obligation ou à un principe lié à une religion ». Lorsque nous allons décider de donner ou de ne pas donner, à quoi obéissons-nous ?
En premier lieu, il peut y avoir un principe de valeurs innées en nous, que nous n’avons pas à apprendre de l’extérieur, ainsi que nous le disait Socrate, autrement dit, comme une voix intérieure qui ordonne, qui menace ou promet au nom de ces valeurs. Ces valeurs détermineront chez Kant « l’impératif catégorique »: « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (Fondation de la métaphysique des mœurs) ; autrement dit, c’est ainsi que je voudrais qu’on agisse demain envers moi si la situation s’inversait, ou « fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fit ». Au final, « la charité n’est dictée par aucune loi, sinon chacun voudrait avoir le rôle passif. »
En second lieu, il peut y avoir un autre déterminant, une autre source, un autre fondement, nous dit Schopenhauer (Le fondement de la morale. 1841. Page 50/51) ; ce serait alors « le principe de punition /récompense, c’est-à-dire « tu dois le faire » pour le salut de ton âme, pour ta vie dans l’au-delà, ce qui donne une forme de recherche du bonheur et par suite d’égoïsme », ceci du point de vue de la motivation, nous dit-il. Ce qu’il va aussi imager par « la traite à échéance » : un avare donne une pièce au pauvre, lequel lui dit qu’elle lui sera rendue au centuple.
J’ajouterais que toutes ces considérations n’altèrent pas pour autant la valeur du don, l’acte de charité, la valeur pour celui qui reçoit, pour celui qui est aidé, hors de toute polémique.
Quelques ouvrages cités :
Fondation de la métaphysique des mœurs. Kant. (Livre de poche)
Le fondement de la morale. 1841. Schopenhauer. (PUF. 1937)
La Bible. Evangile de Saint Luc.
De la division du travail. Durkheim.(PUF. 2007)
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. (Dico Poche)