Thème La pensée médiévale

Restitution du Café-philo de Chevilly-Larue
du mercredi 28 mars 2012

La dispute des philosophes.1640. Musée de l’hôtel Sandelin. St Omer

Animateurs : 
Edith Perstunski-Deléage, philosophe – Guy Pannetier – Guy Philippon – Lionel Graffin.
Modérateur : Marc Ellenberger
Introduction : Guy Pannetier

Introduction : Pour beaucoup d’entre nous, il y a dans l’histoire de la philosophie, comme un trou noir qui se situe dans l’époque du Moyen Âge.
Mais, suivant l’expression, « nous ne pouvons pas sauter à pieds joints sur 1000 ans de la pensée » ; cette absence de la philosophie dans l’histoire est  marquante à partir de la chute de l’Empire romain, où l’empereur Justinien (converti au christianisme) ferme en 476 la dernière école de philosophie à Athènes.
Ce n’est pas tout simple de resituer les personnages et les faits marquants pour la philosophie au cours de cette période, ni de restituer l’évolution des idées, qui ne sont pas toujours d’une seule orientation à une même époque. De plus, il n’y a pas qu’une pensée médiévale et occidentale, mais un faisceau de pensées qui circulent depuis la Grèce, où la philosophie n’est plus « en odeur de sainteté », puisque les derniers philosophes ont fui vers la Perse, plus tolérante à l’époque. Ce qu’on appelle alors des textes de philosophie sont surtout des études sur l’astrologie, la logique, les mathématiques, la géométrie, la grammaire, la dialectique, la médecine… Tout ce qui va concerner la morale, l’éthique, la croyance…, tout ce qui pourrait faire appel à l’analyse et au jugement personnel est exclusivement du domaine de la théologie, des thèmes qui ne sont pas ouverts aux laïcs, aux profanes.
Cette période médiévale est aussi fortement marquée par l’intolérance. On a dit que dans cette période la philosophie était devenue « la servante de la religion », et que dans le mariage de la religion et de la philosophie, c’était cette dernière qui portait la traîne. Les philosophes sont presque exclusivement des ecclésiastiques, et : «  Pour des motifs exclusivement politiques et religieux, on ne doit pas tenir compte de la raison  humaine », dit Emile Bréhier (dans son Histoire de la philosophie. PUF. 1967).
Nous ne devons toutefois pas oublier que nous sommes à l’époque féodale, époque où les autorités s’appuient sur une religion d’Etat qui apporte une cohésion et une structure sociale. C’est aussi l’époque du supplice de la roue, des tortures pour abjurer la foi qui n’est pas la bonne. C’est l’époque des grandes famines et de la construction des cathédrales. C’est aussi l’époque des bûchers, du crime d’apostat, de l’excommunication, de la censure.  En 1199 est créée l’Inquisition par un pape qui porte le nom d’Innocent. C’est la chasse aux Cathares avec cette terrible exhortation : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». C’est aussi et surtout une époque où les religions s’affrontent. C’est la chasse aux hérétiques, aux juifs, aux sorcières, l’époque des croisades pour conquérir la Terre Sainte (huit croisades en moins de trois siècles). En ces temps-là, en Europe ou au Moyen-Orient, on tue beaucoup au nom de Dieu. Pour paraphraser les Ecritures, « c’est le glaive pour conquérir, c’est le glaive pour se protéger ».
Cette époque ne nous a pas laissé de philosophes, de philosophie, au sens qui nous est habituel avec les Grecs, les Romains, puis après avec les Lumières (ou ont-ils été occultés ?).
Ce qui reste marquant dans nos mémoires, ce sont tous ces livres avec enluminures, lesquels livres représentent des jours et des jours de travail de milliers de copistes, et cela est aussi, bien sûr, une certaine transmission du savoir. « Jusqu’en l’an 1000, c’est le monde du cloître qui assure seul  la vie de l’esprit » (La philosophie médiévale. Alain de Libera).
Une grande question se pose : comment le monde chrétien du Moyen Âge, qui compte sûrement des érudits, n’a-t-il pas eu connaissance des œuvres d’autres philosophes grecs et romains ? Comment se fait-il que les seules exégèses*, gnoses**, traductions, interprétations tournent autour d’une minime partie de l’œuvre d’Aristote ?
*Exégèse : Interprétation d’un texte dont le sens et la portée sont obscurs ou sujets à discussion.
**Gnose : Philosophie suprême contenant toutes les connaissances sacrées.
La pensée  philosophique de cette époque, celle qui nous est parvenue nous semble pauvre. Néanmoins, peut-être pouvons-nous dégager, ou essayer de dégager ce qu’elle a pu apporter à la pensée et  ce qu’elle a pu nous laisser ?

 

Platon,Sénèque et Aristote, miniature d'un manuscrit médiéval anglais écrit vers 1325 - 1335.

Débat : G Une période marquante pour la pensée médiévale sera l’héritage d’Aristote, avec des premières traductions et des commentaires qui parviennent d’Espagne et qui sont l’œuvre d’Avicenne, d’Averroès, et de Maïmonide. L’héritage d’Aristote est multiple ;  son savoir, dira-t-on, était encyclopédique. Pour Aristote, les idées ne sont pas premières, elles ne préexistent pas à la réflexion et à la pensée. Pour lui, il y a entre les hommes une forme commune de la  pensée ;  de même, il n’y a pas de forme éternelle, mais d’une part des formes en puissance, formes en devenir, et d’autre part des formes achevées, formes parfaites. Ceci repris fera dire aux théologiens que Dieu est forme achevée, forme parfaite, le tout en un, l’acte pur. Sa métaphysique va inspirer les savants juifs, arabes, puis la scolastique.
Au début du 12ème siècle, le cistercien Raymond de Sauvetat initie une école de traducteurs. Il travaille avec Domingo Gonzalez et Juan Hispano qui est un Juif converti, lequel traduit mot à mot des textes de l’arabe au latin ; puis Gonzalez va traduire en espagnol. Des traducteurs juifs et arabes de Tolède vont également traduire des commentaires sur Aristote pour leur communauté, et par la suite faire connaître les textes aux Chrétiens. Entre 1167 et 1175, ce sont 71 traductions qui seront faites à Tolède par des traducteurs juifs et mozarabes. Ce sont des traductions de commentaires sur des œuvres grecques, commentaires à l’origine en persan qui seront traduits en arabe, puis traduits en latin. Les traducteurs doivent toujours respecter les règles strictes de leur communauté religieuse ; certains textes d’Aristote peuvent être en contradiction avec la charia, donc nécessitent  beaucoup de compromis.
Dans « L’histoire de la pensée d’Homère à Jeanne d’Arc », Lucien Jerphagnon nous dit que des savants, quelques siècles avant, peinaient déjà à comprendre ces textes, et que « cela prête à bien des aléas d’interprétation », les textes étant traduits en mot à mot et transposés en fonction des besoins de la philosophie d’alors.
Ce qui est aussi souvent repris chez Aristote, c’est la notion de « moteur premier » qui deviendra avec les théologiens : principe, ou force divine.
Pour aborder «  les passeurs » dans un ordre chronologique, je retiens d’Avicenne sa thèse de l’intelligence. L’intelligence humaine établit l’union entre le monde matériel et le monde céleste grâce à cinq degrés. L’intelligence matérielle et la faculté humaine – l’intelligence possible – l’intelligence en acte – l’intelligence acquise – et enfin une faculté d’ordre mystique qu’il va nommer «  l’esprit saint », ce qui unit l’âme à Dieu.
(Averroès et Maïmonide seront évoqués plus loin dans le débat).

G Je vais essayer de démontrer que la pensée médiévale est caractérisée par la dialectique entrer la foi et la raison, dialogue sans cesse recommencé. Je vais soutenir ce point de vue en trois temps.
Pourquoi la pensée médiévale est caractérisée par le dialogue foi et raison ? Parce que penser au Moyen Âge, c’est penser dans une période qui est marquée par la prépondérance des trois religions monothéistes : juive, chrétienne, musulmane ; c’est-à-dire des trois religions qui se réclament d’un dieu unique. Cette période est aussi marquée par deux héritages : Athènes et Jérusalem. Athènes, c’est-à-dire l’héritage de la philosophie grecque, laquelle s’interroge sur le sens : sens de la signification de toutes les choses qui existent, sens de l’univers, sens du monde, sens de l’homme, sens du vivant, ou quelle est la signification de tout ce qui existe ? Et deuxième héritage, Jérusalem, c’est-à-dire l’héritage « des livres » (Biblia) la Bible, laquelle raconte elle aussi le sens, mais d’abord elle raconte, alors que la philosophie grecque argumente, démontre.
Penser au Moyen Âge, c’est être pris dans l’une ou l’autre de ces trois religions monothéistes, et dans l’un ou l’autre de ces deux héritages.
J’ai illustré ce point de vue par trois approches, ou en trois temps.
D’abord, premier temps, la pensée médiévale est héritière de deux conceptions de l’univers qui ont été engendrées entre l’Euphrate et le Nil, il y a des millénaires. La pensée originelle de l’Orient, c’est la pensée selon laquelle il y a eu le chaos, le tohu-bohu des principes d’ordre, d’où sont sortis des divinités, et puis des vivants, et puis des hommes, et puis des esprits. Cette première vision des Sumériens et des Egyptiens reçoit de la Grèce antique toute une série d’idées en simplifiant cette pensée originelle, en disant tout simplement, tel Marc-Aurèle : le monde est fait de toutes les choses, il est unique ; à travers de ce monde circule une substance unique, une loi unique, une raison commune à tous les êtres vivants intelligents. Autrement dit, la première représentation de l’univers est moniste : il y a un seul (monos)  univers. Elle est naturaliste ; cet univers, c’est la Nature (la phusis), c’est-à-dire ce qui naît et croît. Cette première représentation est immanente, c’est-à-dire qu’elle est régie par un principe d’immanence, la nature ou l’être est en toute chose qui existe. Enfin cette première représentation de l’univers est polythéiste, c’est-à-dire qu’il y a dans cet univers plusieurs principes d’ordre, plusieurs dieux.
La deuxième représentation de l’univers, c’est celle qui a été avancée par une petite peuplade, les Hébreux, qui pensent de manière différente, à savoir qu’il y a une puissance transcendante, Dieu, qui existe et qui existe de toute éternité. D’une part, ce dieu a créé ex nihilo (à partir de rien) ; à partir du néant, il a créé de l’Être. D’autre part, ce dieu est celui qui, pour créer, a parlé ; ce dieu est le Verbe. Donc ce dieu s’adresse à  l’homme qui est un parmi les existants. Il s’adresse à l’homme pour lui dire qu’il est le sens de l’existence. Cette religion des Hébreux est humaniste dans le sens où elle place l’homme au centre de l’univers.
Les mille ans du Moyen Âge incarnent la victoire de cette conception transcendante du monde, celle d’un dieu qui s’adresse à l’homme par le biais d’un prophète pour faire savoir aux hommes quel est le sens de leur histoire. Alors le Moyen Âge est le premier temps en ce sens où les mille ans qui incarnent cette conception du monde ne relègue pas complètement la pensée naturaliste, immanentiste, qui vient des  Sumériens et des Grecs. Il y a un combat entre ces deux représentations de l’univers ; c’est ce combat qui fait que finalement la pensée médiévale, c’est bien le combat dialogué entre la foi et la raison. C’est un combat qui a pour finalité, en cette période, de mettre la raison au service de la foi. Ce qui aura prévalu dans cette époque médiévale, c’est les preuves de l’existence de Dieu.

G Hors la Bible, il a eu la kabbale, laquelle a aussi influencé l’histoire de la philosophie. C’est aussi pourrait-on dire une religion de la lecture.
On peut lire sur Internet dans l’article Le sacré dans la réalité (référence :www.cegepsherbrooke.qc.ca/~bourgech/WebHebreux/…/mentalit.ht): « …Composée selon la légende par Rabbi Siméon Bar Yochai au 2e siècle et, plus probablement par Moïse de Léon (1240-1305), la kabbale a été décriée comme étant un fatras de divagations obscures et irrationnelles. En fait, il y a en elle une logique plus profonde qu’on ne le pense, qui va influencer souterrainement la Renaissance ainsi que le Romantisme ». Dieu est infini. Il est «en soi», souligne la kabbale. C’est la raison pour laquelle, envisagé d’un point de vue humain, il est, en n’étant pas. D’où son aspect caché, insondable, mystérieux. Mais aussi, son caractère symbolique puisque, étant toujours autre, toujours au-delà, il est à l’image du signe qui renvoie à autre chose ; « la kabbale a développé une science des correspondances destinée à faire apercevoir – à travers les liens secrets des choses entre elles sur le plan horizontal – les liens du plan horizontal avec le plan vertical de Dieu. Tout le Moyen Âge ainsi que la Renaissance méditeront cet enseignement. » (La kabbale ou le Dieu caché). La kabbale nous parle du monde qui nous est donné et qu’il nous reste à déchiffrer.

G Le Moyen Âge définit l’homme comme un animal rationnel. Cela me paraît intéressant par rapport à Dieu aujourd’hui. On peut voir là un tableau à double entrée, c’est-à-dire qu’on est mortels ou immortels, rationnels ou irrationnels. Celui qui est mortel et rationnel, c’est l’homme ; celui qui est mortel et irrationnel, c’est l’animal ;  celui qui est immortel et rationnel, c’est l’ange ; enfin, celui qui est immortel et irrationnel, c’est le djinn*.
* Créature surnaturelle des croyances de tradition sémitique.
Donc, entre Dieu et l’homme, il y a l’ange, et à la fin du Moyen Âge, c’est la disparition de l’ange qui a placé l’homme face à Dieu ; l’homme se retrouve ainsi seul face à Dieu, seul face à l’univers.

G Pour revenir sur la notion du « moteur premier » d’Aristote, chez ce dernier, ce « moteur premier » est un principe mécanique régissant et agissant sur les astres. Mais à partir des diverses traductions et commentaires, dont ceux d’Averroès, ou même ce que l’on trouvait déjà chez le philosophe persan Avicenne (Ibn Sīnā), le « moteur premier » devient un principe divin, un dieu. Tout au long du Moyen Âge, les théologiens n’auront de cesse de vouloir convertir à leur dogme Platon et Aristote. Par exemple, dans le livre « Confessions, VIII, 9 » Saint Augustin dit qu’il a lu dans le livre des Platoniciens, sans citer une œuvre : «  au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu… ». Il ne dit pas que c’était écrit ainsi, mais que c’était la même chose. Il a réalisé un mélange des œuvres de Platon et de l’évangile selon Saint Jean.
D’autre part, l’histoire officielle nous dit que les textes d’Aristote ont été connus au 12ème siècle grâce aux commentaires d’Averroès et des savants arabo-andalous. Mais des historiens qui disent autre chose, tel Sylvain Gouguenheim qui présente les preuves qu’au tout début du 12ème siècle Aristote était déjà traduit directement du grec au latin à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. D’autres historiens disent qu’un siècle avant Averroès, les textes d’Aristote et de Platon provenant du Vatican furent traduits en latin.
Il est difficile de se faire une opinion sur ces diverses sources, néanmoins cela pourrait être un bon sujet de thèse.

G D’autres historiens ont aussi évoqué les traductions des moines irlandais. Mais il se peut qu’entre traduction et diffusion cela ait créé ces décalages et expliquerait les positions diverses des historiens. Traduire est une chose et faire connaître au public en est une autre.

G Lorsqu’on a évoqué la Kabbale, effectivement, c’est très proche de ce que dit Maïmonide.  Ce dernier dit qu’il y a deux lectures possibles du texte biblique : la lecture rationnelle et la lecture métaphysique. C’est une lecture qui se fait en deux sens. Le premier sens dit « Dieu est la lumière ». Si on le prend tel quel, on est « insensé », dit Maïmonide dans « Le guide des égarés » pour montrer  que l’insensé, c’est celui qui voit les métaphores dans la Bible comme des images correspondant à la réalité. Or, dit Maïmonide, il y a un sens caché, sens que la raison cherche à atteindre et qu’elle ne peut atteindre que grâce à la foi.

G Pour Averroès, il y a une « double vérité », ou encore compromis ou dualité entre un sens intérieur, qui n’est pas donné au commun des mortels, mais seulement à ceux qui ont la foi, et le sens commun. La double vérité se résout dans ce compromis.

G On a toujours cherché à interpréter les textes religieux, comme par exemple les numéristes qui découvrent les messages, les révélations en mettant des lettres à la place des chiffres.

G Revenant à Averroès, il a été qualifié comme le savant andalou de « la double vérité ». Cette idée, associée à son ouvrage « Le discours décisif », m’a toujours intéressé. Comment peut-il y avoir deux vérités ? Comment pourra-t-on articuler, sans tomber dans la dialectique d’un dogme quelconque, cette idée qu’il y a une « vérité de la foi » et une « vérité de la raison »? En fait, cette double vérité, disent des historiens (dont Lucien Jerphagnon), viendra des théologiens, ce qui amènera nombre de disputations, jusqu’à ce que Thomas d’Aquin réfute totalement cette idée et les théories d’Averroès. Ce dernier va confirmer par tous ses écrits la ligne scolastique : « la raison n’est là que pour éclairer la foi ».
Il nous reste de cette opposition de Saint Thomas d’Aquin à Averroès quelques tableaux, dont l’un au Louvre, avec un Saint Thomas triomphant sur un trône et à ses pieds tel une carpette, en état de choc, Averroès. Un autre tableau presque identique se trouve à Syracuse.

Le triomphe de Saint Thomas, par Benozzo Gozzoli. Musée du Louvre.

On trouve chez Averroès un point commun avec Saint Augustin, c’est la mise en garde contre la philosophie, tel ce passage, dans « Confessions. Livre 3, § 4 » : « Prenez garde que personne ne vous pipe par la philosophie et ses vaines séductions, en suivant la tradition des hommes…, et non du Christ ».
D’autre part, dans l’ouvrage d’Alain de Libera « Penser au Moyen Âge », sur la page de couverture, on peut voir un homme dont le vêtement nous montrerait un savant arabo-andalou, peut–être Averroès, et ce personnage tient un livre ouvert dont il arrache des pages. Que veut nous dire l’auteur cette image ? Il ne l’explique pas. Veut-il nous dire que les textes ont été largement expurgés, censurés ?

 

G On a tendance à globaliser le Moyen Âge, alors qu’il y a d’abord « le haut Moyen Âge », puis « le bas Moyen Âge », plus tardif. Le haut Moyen Âge, ce sont les copies et les traductions de textes, tandis que le bas Moyen Âge, c’est plus la scolastique, la dialectique.

G Effectivement, on peut décomposer la pensée médiévale en deux périodes pour le moins : celle du 5ème siècle au 12ème siècle, période qui correspond à une culture essentiellement monastique, qui est très éloignée des villes, et où les moines lisent et relisent les textes sacrés et les recopient. Tandis qu’au 12ème siècle, c’est l’essor des villes et l’apparition des écoles, des universités, ce qui va entraîner une révolution pédagogique, c’est-à-dire que les textes vont être questionnés. Donc, ce qui va se passer à ce moment là, c’est le passage de la leçon à la dispute (ou disputation). Les théologiens se querellent et se font plaisir. Cela fait une efflorescence intellectuelle : les maîtres s’indignent de telle traduction, les autres de telle interprétation. A ce moment-là, la pensée médiévale est une pensée critique qui use de la raison pour dialoguer avec la foi. C’est une période d’échanges entre intellectuels juifs, chrétiens et musulmans.
Pour Augustin, « la foi est une connaissance imparfaite ». Elle requiert chez celui qui veut savoir une étude attentive. Averroès écrit, lui, sur la convergence entre la loi religieuse et la philosophie ; le Coran dit que Dieu est lumière, le philosophe saisit le sens métaphorique, le vulgaire. Thomas d’Aquin, dans « la somme théologique », insiste sur le fait  que l’intellect connaît l’essence divine plus ou moins parfaitement suivant qu’il est pénétré d’une plus ou moins grande lumière de gloire. Toujours les deux chemins, foi et raison, pour connaître la vérité. Donc, chez tous ces théologiens que ce soit Augustin, Averroès, Thomas d’Aquin, on a cette commune façon de penser qui va consister à chercher à allier foi et raison.
Dans un texte d’Anselme au 11ème siècle, celui-ci écrit « La preuve ontologique » de l’existence de Dieu : « Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé. Est-ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’existe pas.[ ] Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est d’être dans l’intelligence, autre chose exister. […] Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé »

G Dans « Histoire de la pensée d’Homère à Jeanne d’arc », Lucien Jerphagnon évoque les disputations, lesquelles peuvent porter sur le diable, le péché originel, la Trinité, les miracles, les béatitudes, discussions qui sont souvent, dit-il, purs exercices de rhétorique, discussions byzantines, où, au final, le débat n’a pas avancé d’un iota.
Il cite l’exemple d’un théologien du 12ème siècle, Simon de Tournay, qui à la fin d’un débat à l’université de Paris est félicité par les élèves pour avoir brillamment prouvé l’existence de Dieu en se servant de la raison pour justifier la foi. A cela il répond qu’il aurait pu user tout autant son art pour prouver le contraire. Dans les prêches, les couvents, on va raconter cette histoire en disant qu’il perdit aussitôt la parole et qu’il mourut dans les trois jours. On doit aussi à ce théologien, le texte des « trois imposteurs » (les trois prophètes : Moïse, Jésus, Mahomet).

G Le poème de Florence : (Lai)

La philosophie médiévale

Je suis le poids dans la balance
Je cherche Dieu dans le silence
Je suis patience

J’ai des rêves d’éternité
Lorsque ma chair est purulence
Et que mon âme est transcendance
J’ambivalence

Au cœur de ma romanité
J’ai disputé l’alacrité
Fraternité

Je suis le poids dans la balance
J’ai affirmé l’humanité
J’ai pour nom rationalité
Mortalité
Je cherche Dieu dans le silence

G J’ai cru comprendre que la disputation était aussi un exercice pour les élèves afin de se former  à la dialectique et que c’était très codifié.
Ce que j’ai relevé aussi, c’est que les auteurs du Moyen Âge, pour construire leur légitimité, passaient tous par le truchement de maîtres à penser. C’est significatif chez Christine de Pizan dans son œuvre «  La cité des dames » (1405). A chaque fois qu’elle cherche à démontrer quelque chose, elle dit : untel a dit, tel autre a dit. On a le sentiment que les auteurs du Moyen Âge sont toujours en train de se référer à un écrit ou à un maître. Le syllogisme fait aussi souvent partie de leurs démonstrations.
Pour le plaisir, voici quelques syllogismes :
1° Toute hirondelle fait le printemps ; or, quelques syndicalistes sont des hirondelles : donc quelques syndicalistes font le printemps.
2° Tout chat est sympathique ; or, Aristote est un chat : donc Aristote est sympathique.
3° Toute conscience de soi est déjà quelque chose ; or, quelques riens ne sont pas quelque chose : donc quelques riens ne sont pas conscience de soi.

Miniature. La cité des dames. Bibliothèque nationale de France.

G Avec cela, on peut tout « prouver ». Deux prémisses biaisées, donnent une conclusion biaisée.

G Après la chute des deux grands modèles de vie sociale que furent la Grèce, avec la démocratie au niveau des cités, puis la République romaine et l’Empire romain, où l’on croyait, pendant des siècles, aux divers dieux sans que cela ne crée de problème, voilà que l’Europe est le théâtre d’invasions barbares et que les dieux d’hier sont de plus en plus chassés, interdits, au profit d’une seule et unique religion : « Les cieux ont changé de propriétaire ». « Le 24 août 410 Rome était tombée. Alaric y entrait à la tête de ses Goths qui […] étaient chrétiens. Le sac de la ville a duré trois jours… » (Lucien Jerphagnon).
On voit là le pouvoir temporel s’appuyer et utiliser le pouvoir intemporel (ce qui n’exclut pas le contraire). Clovis va conforter son pouvoir autour du lien de la religion du pays conquis : la Gaule « valait bien une messe ». C’est  « …avec l’époque carolingienne qu’apparut la pratique de l’onction des rois par les clercs » (Histoire de la pensée politique médiévale. Joseph Canning).  Par la suite, la royauté et la papauté se font la courte échelle, les rois ont besoin d’une religion qui ajoute un pouvoir spirituel à leur pouvoir ; c’est légitimer un ordre social et tous les pouvoirs octroyés.
Outre l’influence sur toute la pensée médiévale, la religion catholique va planter son drapeau (ou sa croix) dans de très nombreux pays européens. Les rois et les représentants de l’Eglise, papes ou évêques passeront un long contrat. C’en est fini du polythéisme. C’est, dira-t-on, le « crépuscule des dieux » ; c’est une ère nouvelle à l’issue de laquelle plus rien ne sera comme avant. L’Etat s’est fait « sur et avec » l’Eglise. L’Eglise s’est construite « sur et avec » l’Etat.
Aujourd’hui, nous sommes habitués à de si nombreux supports de l’écrit que nous pouvons difficilement imaginer l’impact d’une nouvelle pensée gravée, fixée par l’écrit au Moyen Âge. Les écoles de philosophies, nous l’avons dit, ayant été fermées par l’empereur chrétien Justinien, quelques philosophes grecs se sont refugiés en Perse, pays plus tolérant : « après les grandes invasions (les Vandales, les Goths, les Barbares), [il n’y a] plus aucun repère ou presque de la culture des grands philosophes… » (La philosophie médiévale. Alain de Libera. P. 365.  PUF. 1993).
Arrivent, en ces temps, les premières  Bibles, recopiées par des moines et qui sont lues par des curés. Imaginons ces gens qui croyaient encore aux esprits, aux démons, aux sorts. Tout à coup, ils apprennent qui fut le premier homme, la première femme,  ils ont l’explication de la création du monde et cette nouvelle religion leur promet le paradis à temps complet après la mort, que les pauvres seront riches, que les derniers seront les premiers. Ce fut la grande époque de la chrétienté, où l’Eglise gouvernait les âmes.
A partir des 12 ème et 13 ème siècles, commencent les affrontements entre les rois et le pape : « Après tout, » argumentera-t-on, « les empereurs ont existé bien avant les papes. » Nous verrons des papes rivaux, à Rome et à Avignon, des papes déposés par des rois ou par un concile. En 1415, deux papes sont déposés et un autre démissionne, puis l’Eglise d’Angleterre va dénier l’autorité d’un pape. Le déclin de la  pensée médiévale commence à la rupture de contrat entre deux pouvoirs.

G Les penseurs médiévaux, il me semble, ont identifié Dieu et l’Être, parce qu’ils n’ont jamais imaginé que le réel puisse être conduit par des forces aveugles. En ce sens, je trouve que les êtres humains qui ont procédé à la réflexion de cette époque étaient déjà des esprits structurés. Déjà, ils disent qu’on ne doit pas être conduits par des forces aveugles. Les médiévaux  ont une conscience aiguë que le monde ne se referme pas sur lui-même, parce qu’il est réel et le réel suppose une réalité originelle sans laquelle il ne serait point, ce que l’on trouve également chez Averroès.

G Est-ce qu’il y a eu dans cette époque des penseurs qui ne croyaient pas en Dieu ? C’était quand même « une époque de plomb », celle du blasphème et du bûcher. On a en mémoire entre autres, l’histoire de Giordano Bruno qui refuse le géocentrisme, qui passe par les geôles du Saint-Siège et qui sera brûlé à Rome. La censure religieuse nous a peut-être fait perdre d’immenses penseurs ?

G Texte lu par Florence : « – Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l’Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièces. Saisi d’une noble fureur d’astronome, il prend la Terre et l’envoie bien loin du centre de l’univers, où elle s’était placée, et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre et ne l’enferment plus au milieu du cercle qu’elles décrivent. Si elles nous éclairent, c’est en quelque sorte par hasard, et parce qu’elles nous rencontrent en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil, la Terre y tourne elle-même. […] Je lui sais bon gré d’avoir rabattu la vanité des hommes qui s’étaient mis à la plus belle place de l’univers, et j’ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes […] ; la même inclination qui fait qu’on peut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie fait qu’un philosophe dans un système se met au centre du monde. » (Entretiens sur la pluralité des mondes. Fontenelle. 1686)

G Durkheim résume ainsi cette période : «  [La scolastique] a introduit la raison dans le dogme tout en se refusant à nier le dogme. Entre ces deux puissances, elle a essayé de tenir la balance égale : ce fut à la fois sa grandeur et sa misère… Ces siècles que l’on a représentés parfois comme plongés dans une sorte de quiétude et de torpeur intellectuelle, n’ont pas connu la paix de l’esprit. Ils ont été partagés contre eux-mêmes, tiraillés en des sens contradictoires ; c’est un des moments où l’esprit humain a été le plus en effervescence, en gestation de nouveautés. La révolte est réservée à d’autres temps ; mais c’est alors que ce font les semailles. La moisson se fera en plein soleil, au milieu de la joie dans l’éclat du XVIIème et XVIIIème siècles ».
L’écrivain Joseph Canning va aussi conclure son ouvrage avec l’image des semailles : « Le Moyen Âge fut le temps des semailles pour la civilisation européenne : si on ne le connaît pas, il n’est possible de comprendre pleinement la pensée politique des siècles suivants. »
Pour certains écrivains ayant traité cette époque, c’est à Padoue le 4 avril 1497 que l’obscurantisme de la pensée médiévale reçoit en quelque sorte le coup mortel : pour la première fois, on va enseigner sans censure Aristote directement d’après le texte en grec.
La philosophie s’est affranchie ; la grille de lecture des textes anciens va changer ; la pensée médiévale s’éteindra en même temps que les derniers bûchers de l’Inquisition.

G Souvent il y a un préjugé négatif sur le Moyen Âge. On évoque bien sûr les bûchers, l’Inquisition, la persécution des hérétiques. Il faut quand même souligner l’ouverture, les dialogues avec les non-chrétiens. C’est une période de rencontres entre les religions, ouverte également sur les sciences, les mathématiques. Il nous reste l’algèbre, les chiffres arabes, dont un chiffre qui n’existait pas avant, le zéro.

 

Couverture de "Penser au Moyen-Âge, de Alain de Libéra.

Bibliographie :
Histoire de la philosophie. Emile Bréhier. PUF. 1967.
Les dieux et les mots.  Lucien Jerphagnon. Tallandier. 2004.
Edité également sous le titre :
Histoire de la pensée d’Homère à Jeanne d’Arc. Tallandier. 2009.
Histoire de la pensée politique médiévale. Joseph Canning. Editions Universitaires de Fribourg. 2003.
Philosophies médiévales en chrétienté. Rémy Brague. Champs essais. 2007.
Aristote au Mont-Saint-Michel. Sylvain Gouguenheim. Seuil. 2008.
La pensée de Saint Thomas d’Aquin. L. Jugnet. Bordas. 1949.
La controverse de Valladolid. Jean-Claude Carrière. Belfond. 1992.
Confessions. Saint Augustin.
La cité de Dieu. Saint Augustin.
– Essai de morale et de politique. Françis Bacon. 1597.
Le déclin du Moyen Âge. Johan Huizinge. Payot. 1932.
Le Moyen Âge en Occident. Michel Belard. Hachette supérieur. 2003.
Penser au Moyen-Âge. Alain de Libera. PUF. 1993.
La cité des dames. Christine de Pizan. 1405.
Entretiens sur la pluralité des mondes. Fontenelle. 1686.

Filmographie :
La controverse de Valladolid.
Thomas Becket.

Théâtre :
Becket ou l’honneur de Dieu. Jean Anouil

 

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Une réponse à Thème La pensée médiévale

  1. Tracy dit :

    That’s a wegltthoulh–out answer to a challenging question

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