« L’esprit vagabond… »
Restitution du débat du Café-philo de Chevilly-Larue
avec la Maison du Conte le 20 novembre 2013 à Chevilly-Larue
Animateurs : Edith Perstunski-Deléage, philosophe, Laurence Desnouveaux, conteuse, Michel Jolivet, Guy Pannetier.
Modératrice : France Laruelle
Introduction : Guy Pannetier
Préambule sur la Maison du Conte par Michel Jolivet :
Comme son nom l’indique, la Maison du Conte est un lieu dédié aux conteurs. Elle a été imaginée, créée pour soutenir le développement de cette discipline.
Autour des années 1980, on a connu une génération spontanée de grands conteurs ; il y a eu résurgence de cet art de la parole, comme dans nombre d’arts populaires.
A Chevilly-Larue, nous avons été pendant de nombreuses années une tête de pont de cet art en créant un festival, puis cela est devenu un lieu permanent. Nous avons créé une transmission entre les conteurs depuis les premiers jusqu’aux jeunes conteurs qui nous rejoignent.
C’est un art singulier, dans le sens où les uns et les autres, nous sommes tout-à-fait aptes, au fond, à raconter des histoires. Mais je me suis aperçu, au fil du temps, qu’il fallait de nombreuses années pour qu’un conteur atteigne sa maturité dans cette discipline, parce que je trouve que c’est extrêmement difficile d’être tout seul avec une histoire devant un auditoire et de captiver. J’ai toujours été fasciné par ces gens qui sont capables avec une histoire de vous emmener dans un forme de voyage, de vous faire vagabonder.
Cette maison, depuis 1999, a cherché sa voie : comment travailler avec les conteurs ? Puis, vers 2003, Florence Desnouveaux nous a rejoint pour suivre ici son vagabondage ; elle fait partie du noyau dur de la Maison du Conte, c’est-à-dire, une dizaine d’artistes. Elle a fait ce qu’on appelle un labo. Un labo ce sont des jeunes artistes qui ont choisi d’intégrer ce lieu. Nous avons eu jusqu’à 80 personnes qui ont souhaité intégrer ce lieu. Cela se réalise sur une période de 2 à 3 ans, pour un groupe de 15 personnes (femmes et hommes), qui, avec des artistes plus matures, vont travailler leur art.
Il faut presque une dizaine d’années à un conteur pour créer son répertoire, atteindre sa maturité dans cet art.
Comme chaque année, nous invitons un conteur ou une conteuse à partager une soirée avec le Café-philo. Ce soir Florence nous rejoint dans ce débat/vagabondage.
Florence Desnouveaux se présente :
C’est mon premier café-philo et je suis la première femme conteuse à participer à ces soirées : je m’en réjouis.
Je voudrais vous faire découvrir un peu mon parcours et comment on devient conteuse à travers un court extrait de film que je vais vous projeter et qui s’appelle Vagabondages.
Bande son du film : « Je suis conteuse (musique de fond : Un, deux, trois, nous irons au bois…). Depuis quand ? J’ai beau chercher, ça reste encore flou. J’ai des impressions par-ci, par-là, des sensations qui émergent. Il y a bien un sens précis. Le vagabondage va-t-il m’aider ? Voyons !
Mon apprentissage de conteuse m’enracine dans le néant, le grand rien. Pas de tradition familiale, pas de conteur dans mon entourage, pas d’amoureux du conte dans mon voisinage, ni dans ma vie. Alors ! J’ai inventé ; à peine !
Un matin, au lever, ma tête s’est dévissée, elle s’est détachée de mon corps, elle s’est précipitée par la fenêtre fermée. Sept ans plus tard je suis sans tête, je me retrouve dans un coin désert, dans l’université. Ma tête trône sur une pile de papier froissé. Ma tête est devenue carrée, lisse, sans aucune aspérité. Je la dépoussière, puis, délicatement, je la pose sur mon cou. C’est alors que je vois mes pieds complètement usés. Durant sept ans, je m’occupe de mes pieds, j’en change treize fois, plus une, la dernière. Puis, mes mains se manifestent à leur tour. Sur chacun de mes doigts pousse un jardin à la sauvage. Un jardin urbain où seuls germent des mots : bétonné, enfant, banque, Paris, musique, public, scène, jeu…Trois jours plus tard, mes doigts en friche prennent le combiné du téléphone et composent le numéro du musée du Petit Palais.
– Allo !
– Allo ! J’appelle pour avoir des renseignements.
– Oui !
– C’est quoi un conteur ?
C’est le moment où le hasard malicieux intervient franchement. Le musée du Petit palais cherche deux nouveaux conteurs ou conteuses. Les candidats bien avertis affluent du circuit des musées de la ville de Paris. L’affaire se complique : je n’ai jamais vu, jamais entendu, jamais imaginé de conteurs ou de conteuses.
Je déambule dans le musée au hasard. Ah ! le hasard me fait découvrir des personnages de la Commedia del Arte. J’imagine une histoire d’Arlequin et de Colombine sur un fond d’univers fantastique ; pari improbable !
L’improbable l’emporte! Je suis engagée comme conteuse au Petit Palais….. »
Introduction au débat par Guy Louis Pannetier : Qu’il soit enfant, adolescent, adulte, qu’il / qu’elle, soit conteur / conteuse, ou bien philosophe, l’individu emprunte parfois les sentiers de la rêverie, ces chemins innombrables et sans balises, que l’on nomme aussi son monde intérieur. « Il est perdu dans ses pensées », « il rêvasse », « il est ailleurs », « il est dans la lune », « elle est dans les nuages », « il est aux oiseaux », peut-on entendre. Tous, nous laissons quitter leurs branches à ces oiseaux que sont nos idées ; et là, dans un autre espace-temps, nous échafaudons des scénarios, des scénarios où pour toute logique président nos souhaits intimes, révélés ou non.
Comme lorsque nous étions enfants, nous sommes dans des jeux de rôle. Un instant la bride est lâchée, nous voilà dans la déambulation de l’imagination, nous voilà sortis du quotidien. « Notre monde intérieur est un monde bien plus riche, bien plus vaste », écrit Nietzsche évoquant Leibnitz.
Dans cette divagation, l’être intelligible cède la place à l’être sensible. Ainsi, cette faculté de notre esprit à s’embarquer vers des lieux qui n’existent pas, semble montrer qu’une part de nous reste irréductible aux règles de la logique, de cette logique qui devrait guider notre vie. C’est comme une sorte de manifestation d’indépendance en nous-mêmes ; nous sortons du programme. C’est une façon de se retrouver, d’être en soi et à soi, comme le préconisaient déjà les philosophes Epicure et Sénèque : « C’est surtout lorsque tu es contraint d’être au milieu de la foule, que tu dois te retirer en toi-même. » Ou encore, pour le dire à la façon de Montaigne : «Il se faut réserver une arrière-boutique toute nostre, toute franche. »
Cette aptitude à l’évasion, fâcheuse habitude, pense-t-on pour certains, reste nécessaire, indispensable même, et surtout pour tous ceux qui sont des créateurs. Dans bien des arts, l’expression, qu’elle soit peinte, sculptée, écrite, orale, ne peut se contenter de ce qui est directement accessible à notre regard, au vécu, au quotidien. Toute création artistique est basée sur ce même principe dual, celui de l’esprit vagabond, qui s’évade, qui s’en va voir ailleurs, qui construit de folles idées, des chimères, puis qui revient dans la réalité avec les empreintes de cette évasion, ce qu’on nomme aussi expériences intuitives, et dont l’art est une représentation. Autrement dit, l’artiste nous donne à voir ce monde, ces mondes qui n’existent pas, ces mondes où se rencontrent les inspirations.
Je fais partie de ceux qui pensent que ce sont aussi ces escapades de l’esprit, cette vie secondaire, fictive, qui nous aide à vivre la vie réelle, qu’elles sont nécessaires à cet « autre nous » et qu’il faut bien lui donner sa nourriture. « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? », nous dit Paul Valéry. Si je refuse d’être « terre-à-terre », si je refuse d’être condamné à la sédentarisation dans mon corps, alors il me faut rendre sa part à l’esprit vagabond.
Débat: G Intervention d’Edith Perstunski-Deléage : D’origine latine, cet adjectif « vagabond » renvoie à l’errance, qu’il s’agisse de personnes qui errent ça et là ou de choses, lorsqu’on parle par exemple « d’une course vagabonde ». Au figuré, selon le Littré, « vagabond » est synonyme de « déréglé, sans ordre ».
Ainsi, pour Descartes, le philosophe de la raison moderne, le vagabondage de l’esprit est synonyme d’égarement. « Mon esprit est un vagabond qui se plait à s’égarer », écrit-il dans son traité Les passions de l’âme. De même, Bossuet, le théologien moderne, s’exclame : « Quoi, même dans la prière, vous laissez errer votre imagination! » Ainsi, à l’époque moderne, l’esprit vagabond, c’est l’esprit qui erre, qui s’égare, qui se dérègle.
C’est ce que le philosophe contemporain Michel Foucault analyse quand il écrit une Histoire de la folie à l’âge classique, qui étudie les différentes manières de traiter la folie selon les idéologies dominantes à une époque donnée en France. Au 16ème siècle le fou, l’égaré, c’est celui dont l’esprit est en relation avec les forces de la nature ou avec les dieux, celui dont l’esprit vagabonde auprès des puissances surnaturelles. L’Eglise et le pouvoir royal le condamnent, mais le traitement qui leur est infligé consiste à les laisser voguer au fil des eaux (fleuves, rivières) qui entourent les villes, pour que leur esprit puisse continuer à errer auprès de ces puissances qui entraînent le Bien et le Mal. Ainsi, le peintre Jérôme Bosch peint La nef des fous et Erasme écrit l’Eloge de la folie.
Au 17ème siècle, au centre de Paris, à l’Hôpital général, vidé de ses lépreux, sont amassés 1% de la population parisienne, tous « fous », dont l’esprit est déréglé, en désordre, c’est à dire les « pauvres, les criminels, les libertins, les gueux, les vagabonds, ceux qui n’obéissent pas aux règles de la société, ceux dont l’esprit est en errance ». Pour les « soigner », c’est-à-dire pour les ramener à la raison et à l’ordre, des traitements de choc sont imposés par le pouvoir médical (douches brûlantes et glacées, trous dans la tête pour évacuer les mauvais esprits, avaler du vitriol pour nettoyer les mauvaises pensées…). Pour la promenade du dimanche, ces « fous » étaient mis en cage pour être montrés au bon peuple afin qu’il sache que le vagabondage de l’esprit n’est pas normal, n’est pas dans la norme, celle du pouvoir royal absolu.
Malebranche nomme l’imagination « la folle du logis ».
Au 18ème siècle, le siècle des Lumières et de la Révolution française, les « fous » sont libérés et sortent de l’hôpital. Diderot écrit Le neveu de Rameau pour valoriser le révolutionnaire critique et utopiste.
Au 19ème siècle, des médecins, Tuke, en Angleterre, et Pinel, en France, proposent de « soigner » la folie, comme une « maladie », avec des traitements comme la camisole de force et des médicaments pour calmer les douleurs de l’errance de l’esprit.
Au 20ème siècle, psychiatrie et antipsychiatrie, psychothérapies diverses, psychanalyse et analyses variées se confrontent à « l’esprit vagabond », pour le soigner aussi, mais en le considérant comme une face importante du sujet humain. Les surréalistes valorisent le vagabondage de l’esprit qui s’exprime dans l’écriture automatique et qui permet de connaître l’inconscient.
Aujourd’hui, au 21ème siècle, il est proposé d’en prendre soin, c’est-à-dire de le considérer non comme une singularité d’origine mystérieuse, ni comme une maladie, mais comme une dimension variable, selon les individus, de la puissance d’agir de chacun, c’est-à-dire comme un état d’esprit de la nature humaine.
Ainsi, les significations diverses de l’errance et du vagabondage de l’esprit sont en relation avec l’idéologie dominante d’une époque et d’une société.
G J’ai été frappé par le sens étymologique de cette transposition en latin et des dérivations de ce mot « vagari » (errer, en latin), qui a donné « vagabond » pour le gérondif et a donné plein de mots français comme « vaguer », « extravagant », « divaguer », « divagation », toujours avec le sens d’errer ça et là. « Divaguer », c’est s’écarter, sans plus ; avec « extravagant », là, on s’écarte encore plus loin. Il y a des degrés dans l’errance, du moins loin au plus loin jusqu’au délire.
Les mots « vagabondages » et « vagabonder » ont été utilisés pour ceux qui transgressent l’ordre dans tous les sens : les vagabonds mendiant et errant sans domicile fixe, les bohémiens, les gens du voyage, et tous ceux qui vivent hors normes, dont on se méfie. Pour le Code pénal de 1810, le vagabondage était un délit.
Un esprit vagabond va plus loin qu’un esprit « flâneur », parce qu’il se manifeste par plus d’écart, plus de déraison. Dans « esprit vagabond », il y a une connotation négative, où l’on reproche même à l’esprit de sortir des normes, de sortir du sillon, de délirer.
Mais est-ce que véritablement l’art, le conte, pourrait exister s’il n’y avait pas cette faculté de sortir un peu des rails ? Si c’est pour rester dans le pur réalisme, dans le pur descriptif, il n’y a plus d’histoire, plus d’art. Cela peut être fécond de vagabonder, puisque justement cela fait déboucher sur des choses auxquelles on ne pensait pas au départ. Je pense aussi au « brain storming » (remue méninges), où, tout à coup, il n’y a plus de limite et, même si ça peut paraître idiot, tout à coup, on se lâche (si j’ose dire) ; cela ouvre des portes, c’est une émancipation, cela permet une ouverture.
G J’ai plutôt pensé à « l’esprit vagabond » comme une arme, par exemple, pour un prisonnier ou quelqu’un de trop isolé qui va s’imaginer être dehors faisant du jogging. C’est une possibilité de s’évader. Cela peut mener à la poésie, au roman ou au théâtre ; c’est le bonheur dans l’évasion, comme dans le livre de Stefan Zweig Le joueur d’échecs. Par contre, celui dont l’esprit vagabonde tout le temps, là, cela peut être dangereux !
G Le vagabondage, c’est quand même très ancré en chacun de nous, c’est quelque chose de très archaïque ; la première chose qu’on fait les hommes, c’est de vagabonder, physiquement, de se déplacer, migrer. Donc, j’ai repris cette notion de nomadisme dans le livre de Jacques Attali L’homme nomade, pour montrer que, par le nomadisme, on est arrivé à de grandes découvertes. Il y en a une qui consistait pour le peuple juif, qui était obligé sans arrêt de migrer, de créer la lettre de crédit. Le nomadisme physique peut ouvrir sur le nomadisme de la pensée, sur l’imagination, ce qui va permettre des questionnements ; au final, un certain nomadisme, un vagabondage, est enrichissant pour l’esprit.
G Je pense aussi que l’esprit vagabond, c’est une échappatoire. Avec le rêve et l’imagination, on s’évade, mais la folie, c’est s’emmurer dans une pathologie. Pour une personne qui s’enferme dans des comportements rigides, on ne parle plus d’une personne normale, on parle de normopathie. Une personne, c’est un équilibre de toutes les pathologies, qui se compensent les unes les autres, alors que le fou est prisonnier : il n’a plus de vagabondage possible, ce vagabondage qui pourrait l’aider à supporter la réalité.
G Michel Jolivet : Je défends le conte, cet art du récit, parce que je le trouve essentiel dès le plus jeune âge et au-delà. Pour moi, un bon conteur, c’est quelqu’un qui vous aide à avoir un regard intérieur. Il ne vous dit pas le monde, il nous aide à comprendre notre monde intérieur. Quelqu’un disait qu’un conteur va au delà de votre pupille. Pour moi, le conteur est un grand vagabond ; souvent le conteur va créer en marchant, en laissant aller son esprit.
G Dans un récent débat, nous avons évoqué ces moments où les personnes ont un court instant libre, ces moments où l’esprit s’évade, où l’on met pour un instant une distance entre sa pensée et le réel, où on s’engage sur des chemins de traverse. Mais aujourd’hui, de plus en plus souvent, les personnes vont se précipiter sur leur portable ; là, sitôt connectées, l’esprit cesse d’être vagabond ; les voilà captées par un message qui contient un infinité de messages, un peu comme l’imagination débridée, sauf que là, l’individu souvent ne maîtrise plus ; ce n’est plus lui qui choisit les cheminements, ce sont les logiciels ; il est attrapé dans les filets de multiples liens, à tel point qu’il peut, comme le promeneur dans la forêt, s’égarer et ne plus savoir comment retrouver son point de départ, sa recherche initiale. Dans l’esprit vagabond, on ne contrôle pas l’imagination, elle va à sa fantaisie. Dans le cheminement numérique, elle est canalisée, la « folle du logis » se trouve être tenue en laisse, elle ne crée plus le virtuel ; un autre virtuel la guide, l’entraîne. Il faudrait pouvoir parfois éteindre tous les écrans et ouvrir les yeux intérieurs, ouvrir nos regards sur l’invisible.
Mais cette évasion qui vaut qu’on la nomme « vagabondage de l’esprit », c’est elle qui, lorsqu’on part à l’aventure d’un univers psychique imprévisible, se crée comme le sentier qui se découvre en marchant. Parfois, il faut se perdre pour se retrouver, se perdre pour retrouver les autres « moi », « L’être humain est une ruche d’êtres », nous dit Bachelard. Ces chemins qu’on empreinte et qui n’existent pas, sont aussi très fréquentés par les poètes, les écrivains, qui parfois s’aventurent dans la forêt des idées folles, la forêt des élucubrations, de l’irrationnel, dans la forêt des mots et des images, forêt dont ils reviennent comme les cueilleurs ayant rempli leurs paniers. Ainsi se créent des chefs d’œuvre de l’écrit, du poème, de la fiction, jusqu’aux textes débridés de Raymond Devos.
Au détour d’un roman, on trouve des textes d’évasion de l’esprit. Dans un roman* lu récemment, un homme loin de chez lui a la nostalgie de son pays, Séville ; il raconte à un ami : « A Séville, le ciel est si clair qu’on voit jusqu’à l’océan et même, certains jours, j’ai vu les femmes de l’Atlantide qui allaient acheter des petits rougets au marché. ».
(* No es elegante matar a una mujer descalzada [= Ce n’est pas élégant de tuer une femme déchaussée]. Raúl del Pozo. Planeta. 1999)
G Un conte, dit par Michel Jolivet.
Un homme rêve. Il est au pied d’un arbre, près de sa petite maison bleue. Il rêve à un trésor qui se trouve dans un pays lointain, il voit ce trésor sous un pont. Il se dit, je suis pauvre, il faut que j’aille chercher ce trésor, et il s’en va. Il arrive quelques années plus tard, après maintes aventures, dans un endroit où il voit le pont du rêve. « Ça y est, j’y suis ! » Et là sous le pont, il y a un gars, un vagabond qui dort. « Qu’est-ce que tu fais ? », demande-t-il au vagabond. – « Je me repose, je dormais, et je viens de faire un rêve. J’ai rêvé qu’il y avait un trésor dans un pays lointain ; il y avait une petite maison bleue, il y avait tout près un arbre sous lequel un gars était endormi, et, sous lui, il y avait un trésor. » Le gars se dit : « Mince ! C’est chez moi ! » Et il repart !
G La plupart du temps, nous tenons nos pensées en laisse, nous les bridons, nous les maintenons sous surveillance afin qu’elles ne s’échappent pas. Mais il arrive que la pensée se révolte. Elle se détache alors inopinément et elle agit de façon tellement impromptue qu’on ne peut plus la retenir. Elle nous entraîne dans sa fuite. La pensée devient alors vagabonde, incontrôlable ; elle emprunte des chemins dont nous ne connaissons ni l’itinéraire, ni la destination. Ainsi libérée du joug sous lequel elle était asservie, la pensée se plaît à jouer, à nous égarer dans des labyrinthes aux issues incertaines. Elle agit comme le coup de vent soulevant une feuille, la faisant tournoyer, l’extrayant de son immobilité, lui faisant connaître l’aventure.
La pensée a plusieurs cordes à son arc ; elle peut être dans les farandoles, les rondes enfantines… Nous sommes ses obligés. La pensée ne dort jamais profondément, elle sommeille et s’éveille à la moindre occasion. Il suffit d’une image, d’un son, une odeur, et hop !, embarquement immédiat pour l’aventure ; nous sommes alors transportés dans un espace-temps, dans un futur extravagant.
Certains vagabondages confisquent notre raison, nous laissent pantois, nous déstabilisent. La pensée est forte, parfois elle nous hante, nous harcèle ; elle peut être obsédante, sans que nous sachions où elle veut nous emmener. Son vagabondage peut être de nature angélique ou satanique, allant de la douceur à la dureté, nous enchantant de poésie ou nous rappelant sans scrupule ce que nous voudrions oublier.
Faut-il s’inquiéter ou se réjouir du vagabondage de la pensée ? Je pense qu’il faut qu’elle conserve cette part de liberté, pour nous surprendre agréablement.
Le vagabondage de la pensée, c’est vital ; c’est une évasion par des chemins biscornus, ce sont les issues de secours du quotidien.
G On a dit que c’est fécond de pouvoir s’échapper, aller ça et là. Par contre, ce qui m’ennuie un peu, c’est l’origine « errer », puisque cela renvoie à « errant ». Errer, c’est quand même quand on est paumé, qu’on se perd littéralement, ce qui n’est pas le cas pour flâner.cancre Errer,c’est ne pas savoir comment s’en sortir, c’est s’enfermer dans un cercle vicieux.
G Dans les contes, on a souvent un vagabondage qui est une quête initiatique, il y a quelque chose à conquérir et le personnage principal a souvent des épreuves à surmonter pour aller chercher quelque chose ; il va rencontrer un personnage, une vieille, un magicien, qui va lui donner un objet, comme une pelote de laine, et il va suivre le fil dans une errance qui n’est pas complètement due au hasard, c’est la quête initiatique.
G Pour Luc Ferry, le voyage d’Ulysse, l’Odyssée, c’est « l’avant-philosophie ». Ce vagabondage, c’est à partir du chaos du monde, symbolisé par la guerre de Troie. A partir de là, c’est une errance vers la quête de « la vie bonne ».
G Vagabond, c’est de la famille de vagabondage, avec tout ce qu’il y a de fantaisie et de poétique dans l’idée du vagabondage spirituel ; c’est l’esprit du cancre qui s’échappe des contraintes de la vie par le rêve et l’imagination. C’est une idée d’errance qui s’accompagne souvent d’un bonheur intense. On songe à des gens comme le chanteur Antoine. On a toujours des fantaisistes heureux qui ont fui loin de la civilisation, là-bas, au soleil dans les îles. Cette fuite par le rêve, c’est aussi un bonheur spirituel.
G On a évoqué la rationalité, la logique, qui empêche de voir autrement et de découvrir. Dans un tableau, nous observons la lumière, la perspective, les couleurs, et nous avons un ressenti immédiat. L’approche différenciée, celle des chinois par exemple, nous dit : Voyez dans ce tableau chinois, ce tout petit personnage, là, sous un arbre, qui tient un instrument de musique. Vous regardez le tableau, mais là c’est le tableau qui vous regarde. Là, le petit personnage, de son regard perçant, voit dans les pupilles des spectateurs des milliers de tableaux différents.
G Poème d’Hervé (acrostiche) :
L’arc-en-ciel
L’indigo, couleur de la voûte étoilée.
Automne, son jaune envahit la toile.
Rond, le soleil orange se dévoile.
Crustacé rouge, sa cuisson est révélée.
Ensuite, la lavande et son ton violet,
Nargue le visiteur de son beau reflet.
Cours d’eau, ton bleu pictural serpente,
Irriguant ce champ vert qu’il alimente.
Encadrée, l’œuvre révèle l’arc-en-ciel.
L’admirateur a-t-il vu l’essentiel ?
G Texte poétique de Philippe Soupault (cofondateur du surréalisme),
dit par Florence Desvergnes :
Articles de sport.
Courageux comme un timbre poste, il allait son chemin en tapant doucement dans ses mains pour compter ses pas. Son cœur rouge comme un sanglier, frappait, frappait, comme un petit papillon rose et vert. De temps en temps il plantait un petit drapeau de satin. Quand il eut beaucoup marché, il s’assit pour se reposer et s’endormit. Mais depuis ce jour, il y a beaucoup de nuages dans le ciel, beaucoup d’oiseaux dans les arbres et beaucoup de sel dans la mer. Il y a encore beaucoup d’autres choses.
G D’une façon générale, la marche favorise l’introspection et la vie imaginaire. D’une part, parce qu’on est en liberté, on va sans contrainte ; et surtout, si l’on est en contact avec la nature, en proximité avec la vie végétale et animale notamment, c’est extrêmement riche tout ce qu’on peut penser au cours d’une promenade ; cela me fait penser au mot « pérégrination », une marche qui peut nous amener à faire des pèlerinages intérieurs. Cela renvoie aux marches des moines dans les labyrinthes et aux déambulations.
G J’ai noté cette phrase de Bachelard [déjà citée] : « L’être humain est une ruche d’êtres. » C’est là aussi souvent la quête du créateur, aller à la recherche de ses « êtres », par le théâtre, la poésie, la littérature.
Sketch (avec deux chaises) par Guy Louis Pannetier :
Ailleurs !
Tu es un rêveur, me dit ma femme, tu as toujours la tête ailleurs. Parfois, je te parle, tu me regardes, comme si tu venais d’une autre planète, tu as toujours l’air d’être ailleurs.
Alors, comme j’étais, comme on me le disait souvent, « ailleurs », j’ai décidé d’aller voir ailleurs si j’y étais. D’aller voir là-bas si j’y étais ! Sûr que là-bas, je retrouverai ma tête, je la récupérerai, et que je pourrai revenir avec ma tête à moi ; et là, c’est ma femme qui sera contente !
Mais où pouvait bien se trouver, « ailleurs » ? En y réfléchissant bien, je me suis dit : comme je suis très facilement, très vite « ailleurs », c’est donc qu’« ailleurs » n’était pas bien loin. Peut-être la chaise en face, puisque celle sur laquelle j’étais assis était ici ! Tranquillement, j’allai jusqu’à la chaise d’en face et, à peine arrivé, « ailleurs » était reparti vers l’autre chaise.
Alors, si je m’arrête, juste entre les deux chaises, « ailleurs » n’aura pas le temps de rejoindre l’autre chaise. Ça y est ! J’y suis ! Mince ! Je suis toujours là !
Alors ! Si je ne suis ni là, ni là, ni même au milieu, alors je suis nulle part. A moins que je ne sois que dans ma tête, et que, peut-être, je ne trouve pas vraiment ma place dans ce monde ?
Ce qui me console, c’est que le jour où je ne serai plus ici, j’y serai enfin. Enfin « ailleurs » ! Si, par ailleurs, il existe un ailleurs.
Merci d’avoir fait un tour « ailleurs » avec moi.
G Ce texte me fait me poser la question : Est-ce qu’il aurait des vagabondages plus masculins et des vagabondages plus féminins ? Qu’est-ce qui serait spécifique aux hommes, aux maris ?
G La femme a aussi la capacité d’être ailleurs, mais, pour autant, elle ne perd rien de ce qui se dit. On peut aussi être dans une situation qui ne nous plaît pas et s’égarer volontairement, aller dans une autre vie, dans un monde parallèle.
G Le poème de Florence Desvergnes :
L’esprit vagabond
(Ballade)
Une araignée désespérée
Est tombée dans mon piège à rêve
Ne pleure pas petite araignée
Le route est longue et la vie brève
Regarde la lune qui se lève
Elle est rose comme un bonbon
Vient faire un tour sur la grève
Je suis un esprit vagabond
Mon âme est par trop affairée
Et ma raison s’est mise en grève
Les mots sont partis se baigner
Il fait silence, c’est la trêve
De vagues vagues nous enlèvent
Ferme les yeux, il fait si bon
La nuit se rêve en tenue d’Eve
Je suis un esprit vagabond
Les fantômes désemparés
Des lèvres enfuies n’ont plus de sève
Mon sang n’en peut plus de saigner
Le soir venu je sors mon glaive
L’orage est un cauchemar qui crève
Dans la nuit noire de charbon
Et j’ai le cœur qui se soulève
Je suis un esprit vagabond
Aujourd’hui je suis ton élève
Viens, plus de faux-bon pudibond
Avant que la nuit ne s’achève
Je suis un esprit vagabond
G Texte de Guy Louis Pannetier :
Ballade du soir :
Le soleil déclinait lorsque nous sortîmes, mon ombre et moi. J’ai réglé mon pas sur le sien,
nous allions d’un rythme on ne peut plus synchronisé. Nous sommes arrivés au bois ; joueuse, mon ombre, elle, passait et se cachait derrière les arbres, puis réapparaissait. Et le soleil baissait ; mon ombre, la prétentieuse, se montrait deux fois plus grande que moi. Mais, hélas, le soleil s’est couché, mon ombre a disparu… Je suis rentré seul à la maison.
G Conte de Florence Desnouveaux :
C’est l’histoire d’une femme qui marche dans la nuit, dans la ville, elle est seule, et chaque fois qu’elle fait un pas, elle dit un mot, et à chaque mot qu’elle dit, elle crée un monde. Et elle avance, et, à un moment donné, elle s’arrête parce que, sous ses pieds, le trottoir est en train de bouger, et, tout à coup, elle voit devant elle un grand trou ; et comme cette femme est curieuse, elle s’avance vers le trou, elle regarde à l’intérieur, et elle voit une tête énorme, gigantesque, une tête qui bouge et qui s’élève, et puis un corps. Et c’est un ogre qui sort, il est immense, il la renifle, il dit qu’il a faim ; il se penche pour la saisir ; et là, elle lui dit : « Attends ! Attends, ogre ! Tu ne peux pas me manger comme ça ! J’ai une histoire pour toi ! » L’ogre un peu surpris : « Ah ! Une histoire pour moi ? » Alors, il s’assoit et dit : « Eh bien ! J’écoute ! »
Et la femme raconte. Elle raconte l’histoire des trois oiseaux. Ce sont trois oiseaux qui ont fait connaissance et qui sont devenus amis. Il y en a un qui ne peux pas marcher, il y en a un qui ne peut pas voler, il y en a un qui ne voit rien.
Et comme ils sont devenus amis, quand il faut marcher, celui qui ne peut pas marcher monte sur le dos des deux autres. Et quand il faut voler, c’est la même chose, celui qui ne peut pas voler est sur le dos des deux autres qui volent pour lui. Celui qui ne voit rien va aussi sur le dos des deux autres, et ceux-là lui racontent ce qu’ils voient.
Et voilà que les trois oiseaux sont dans la forêt ; et là, il y a un renard qui a senti les trois oiseaux arriver. Et le renard a faim ! Donc, il s’approche ; il ouvre sa gueule, comme ça ! Et là, l’oiseau qui est sur le dos des deux autres dit : « Attends ! Attends, renard ! Tu ne peux pas nous manger comme ça, j’ai une histoire pour toi ! » – « Ah ! Une histoire pour moi, » dit le renard, « mais ça m’intéresse ! » Il s’assoit sur son séant. « J’écoute ! »
Et l’oiseau raconte l’histoire des trois poissons. Les trois poissons partagent le même rêve : ils voudraient voler. Mais pour l’instant, ils nagent, et ils nagent devant eux ; ils arrivent au bout de l’océan. Et au bout de l’océan, il y a une plage, et, sur cette plage, il y a des ailes de goéland. Ils se disent : « Chouette ! » Ils prennent les ailes, ils les fixent sur leurs nageoires, puis ils les essaient ; et voilà que ça marche. Ils s’élèvent au-dessus de la plage, toujours plus haut, encore plus haut, ils sont dans le ciel… Seulement, de l’autre côté, il y a une montagne, et, dans la montagne, il y a l’épervier qui voit les trois poissons voler. L’épervier a faim ! Il prend son élan, il fonce sur les trois oiseaux, et juste quand il arrive sur eux, il ouvre grand son bec ; et là, il y en a un qui dit : « Attends ! Attends, épervier ! On a une histoire pour toi. » Et ça, ça les figent tous les trois dans le ciel, et l’épervier, il ferme son bec, et dit : « Une histoire pour moi ? Ça m’intéresse ! »
Donc, le poisson dans le ciel dit : C’est l’histoire des trois moutons, ils ont rendez-vous chez le coiffeur, mais ils sont en retard, et la seule solution pour eux, c’est de prendre le chemin qui traverse la forêt. Seulement, dans la forêt, il y a un loup. Le loup a senti les moutons. Et le loup a faim ! Alors, il va sur le chemin des moutons, il les voit, s’arrête devant eux, il ouvre grand sa gueule. Et là, il y a un des moutons qui dit : « Attends! Attends, loup ! On a une histoire pour toi. » – « Ça m’intéresse », dit le loup. « C’est quoi cette histoire ? »
Et le mouton répond : « C’est l’histoire des trois fromages. » Et il commence à raconter son histoire. Mais le loup, qui connaît plein d’histoires, dit : « Celle-là, je la connais déjà ! » Et il ouvre sa gueule et miam ! miam ! Il avale les trois moutons. Quand l’épervier entend ça, il ouvre à nouveau son bec, il avale les trois poissons. Dans la forêt, le renard avale les trois oiseaux. Et l’ogre, il prend la femme et miam ! miam !
Et c’est comme ça que la femme arrive dans l’estomac de l’ogre ; elle se dit : « Ouais ! C’est pas mal ici ! » Et elle décide d’y rester.
Et je vous laisse là aussi !
Œuvres citées :
Film/reportage de Florence Desnouveaux : Vagabondages
Livres :
Les passions de l’âme. René Descartes.
Histoire de la folie à l’âge classique. Michel Foucault.
Eloge de la folie. Erasme.
Le neveu de Rameau. Denis Diderot.
Le joueur d’échecs. Stefan Zweig.
L’homme nomade. Jacques Attali.
No es elegante matar a una mujer descalzada [= Ce n’est pas élégant de tuer une femme déchaussée]. Raúl del Pozo. Planeta. 1999 (Et autres éditions.)
Tableau :
La nef des fous. Jérôme Bosch.
Philosophie, conte et posésie, le beau trio pour évoqier l’esprit vagabond