Qu’est-ce qu’être normal

Bernard Buffet. Clown 1956

Berbard Buffet. Clown. 1958

Restitution du débat du 28 octobre 2023

Animateurs : Edith Deléage Perstunski. Thibaut Simoné. Guy Pannetier.
Introduction : Guy Pannetier.

Introduction : « Il était une fois un village où, depuis toujours les habitants boitaient du pied gauche
Vint à naître un enfant « anormal » lequel allait boiter du pied droit
Le temps passa un plus grand malheur survint ; allait naître un enfant encore plus « anormal ». Plus anormal en ce sens que celui-ci ne boitait, ni du pied gauche, ni du pied droit. Tous les gens du village venaient consoler les parents, les consoler dans leur grand malheur…. »

   Est considéré comme normal nous dit le grand Robert de la langue française, « celui qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel, qui est conforme au type le plus fréquent, ou présumé, tel », (le présumé tel, nous laisse une marge de manœuvre).

Trésor de la langue française : qui ne présente pas d’anomalie physique. Définition qui en soi nous interpelle ;

André Conte-Sponville ; Normal :  » Qui est conforme à la norme, mais à une norme purement factuelle… C’est ériger le fait en valeur, la statistique en jugement, la moyenne en idéal. Ce qui rend la notion désagréable, sans permettre pour autant de s’en passer. »
Comme toujours pour bien saisir un mot, il est utile de voir son contraire, ses contraires ; en    l’occurrence, nous avons : anormal, bizarre, détraqué, excentrique, inattendu, insolite ….
Être normal est, ce qui est jugé conforme à la norme. Alors quel est cette outil de mesure qu’on défini comme la norme, et d’après quels aspects une norme se défini. S’agit-il de :
Normes d’usages,
Normes esthétiques,
Normes sociales,
Normes morales,
Normes de coutume,
Normes de l’apparence,
Normes vestimentaires.
Alors suis-je dans la norme ? Je pose, je me pose la question : suis-je normal ?
Si on me répond oui, c’est presque gênant, car le Grand Robert de la Langue française. Alain Rey, dit : «, qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel », cela alors  signifie que je ne diffère en rien de l’individu lambda, c’est presque être un individu un peu fade, à la limite, une simple copie du modèle standard, un anonyme? D’ou, peut-être la peur d’être comme les autres, d’être banal, de ne pas avoir de « personnalité »,  la grande crainte  des ego.
Nous sommes tous plus ou moins tiraillés entre : être dans les normes, et être différent à la fois.
Il n’y a que Charlebois pour dire, clamer, chanté : « je suis un gars ben ordinaire »
Cette histoire de norme est un enferment, et la démarche philosophique s’accorde mal  d’une démarche que veut répertorier, classifier les individus.
Heureusement qu’on a découvert quelques très rares cygnes noirs, et quelque très rares (trois) mammifères pondant des œufs, dont l’ornithorynque.
Sans être l’ornithorynque, je veux être normal et différent à la fois, ce n’est pas normal me direz-vous! Nous sommes nous, « l’homme sans plumes » (de Platon) la conséquence d’une anormalité. La nature se saisi d’une anormalité génétique, principe de l’évolution darwinienne ; les oiseaux sont une anormalité des dinosaures ; nous sommes une anormalité par rapport à nos ancêtres primates…..
Être normal, peut tout aussi bien concerner : une personne, une chose, une situation. Sous ces divers angles je voudrais rappeler  que l’anormalité  dans une époque, va devenir parfois, la normalité, dans une autre époque. La normalité est un concept abstrait, elle sera évoquée en fonction de maintes variables : en un temps, en un lieu, dans une société donnée, elle ne peut être une loi universalisable, elle se réfère à des statistiques à une notion morale  de bien ou de mal.  Je pense à Amandine, (premier bébé éprouvette, en France, 1982). On a entendu à l’époque qu’un enfant ainsi conçu ne serait pas normal, les gens se disaient choqués, on a même entendu l’expression « bébé Frankenstein ».
La « La science » dit- on « prend souvent l’homme de vitesse », c’est un an après la naissance d’Amandine, en 1983 que sera créé le Comité National d’Ethique. Une des premières questions était : l’éthique de notre société devait elle considérer  comme « normale » la procréation in vitro, procréation en dehors de l’ancestrale relation sexuelle entre un homme et une femme ? Amandine a quarante et un ans, et à  ce jour plus de quatre millions d’individus dans le monde ont été conçus ainsi.
D’autres questions viendront, quant à accepter comme rentrant ou pas dans le domaine du normal : le séquençage et la sélection embryonnaire à des fins médicales, le vivant breveté, ou encore utiliser, louer le corps d’une autre femme pour faire son propre enfant (G. P.A ). Autrement dit,  prendre,  utiliser « autrui en tant que moyen, et non en temps que fin » (impératif catégorique). Voilà qui n’était pas du domaine du « normal » pour Kant. De tous temps les générations sont confrontées à cette exigence éthique de ce qui est, de ce qui devient : « normal »

Débat : ⇒ Qu’est-ce qui définit la normalité ? Je pense que la normalité dépend d’un contexte, d’une époque, d’une société dans laquelle on vit. Freud disait : «  Une personne normale, est une personne ayant un comportement sain, qui ne renie pas la réalité, et qui, au contraire sait s’y confronter et la transformer  avec les outils qu’il possède. Ceux qui ne possèdent pas ses stratégies sont des individus présentant des troubles émotionnels, comme c’est le cas des névroses »
Être normal, revient à se conformer aux règles d’une société donnée, ou ce qui est considéré comme normal dans une certaine culture.
Les normes sociales varient d’une société à une autre, ainsi l’excision est considérée comme normale dans certaines régions d’Afrique, et bannie chez nous.
De nos jours des comportements sexuels sont normaux dans certains pays,  et refusés dans d’autres.

⇒ Dans le domaine médical, le mot normal est utilisé pour ce qui n’est pas dangereux, ou ce qui pourrait mettre en danger l’équilibre de l’organisme. Par ailleurs, être normal, c’est, être confronté à des règles implicites.
La normalité se défini à travers l’intersubjectivité et la connaissance sociale qui peut varier selon des coutumes, des époques, une culture…
On cherche à avoir un comportement normal pour rentrer dans le moule de la société, et selon des statistiques la normalité peut se mesure au Q. I.

⇒ Au 19 ème siècle sur une île du pacifique qui s’appelle, Linguelap, il y a eu une tempête affreuse qui a décimé la majeure partie de la population, et les survivants étaient porteurs d’une mutation sur le chromosome 2 ; et cette mutation c’est l’achromatopsie (où, quand les individus ne voient le monde qu’en noir et blanc), et, depuis pour les habitants de l’île, lesquels ne sont que deux ou trois cents, leur vision de toute chose est en noir et blanc, c’est pour eux la vison normale.
Comme il n’y a pas de permanence  dans le vivant, il y a quelques habitants qui eux voient en couleur ; et par rapport à la population mondiale la proportion de cette vision « anormale » est peu  élevée.
Donc, on peut aussi se poser la question, si tous les êtres humains avaient tous, depuis l’origine, cette modification de chromosome 2, Quelle vision aurions-nous du monde ?

⇒ Je crois que les normes font simplement partie de la culture, et, qu’est-ce que la culture? C’est un ensemble de connivences qui réunit les gens entre eux et qui permettent de faire peuple.
Les normes suivent l’évolution de la culture, et il se peut « que les vices d’hier soient les mœurs d’aujourd’hui », (pour paraphrasé Sénèque), voir, pour cela les mœurs et orientations sexuelles.
Revenant à l’excision, même sachant que les mœurs changent d’une culture à une autre, on ne peut pas pour autant dire : chacun vit selon ses propres normes, et de là,  tomber dans le relativisme. Il faut pouvoir continuer à dire qu’il y a des choses qui ne sont pas normales, et qui restent inacceptables

⇒ Quand on est enfant il nous faut être dans la norme du groupe, comme à l’école pour être accepté. Puis vient l’adolescence où pour s’affirmer, se démarquer des autres, on peut aller vers l’excentricité, trouver quelque chose qui fasse sens pour nous, vient alors une envie d’être singulier.
Et s’il n’y avait pas de normes, on n’apprécierait pas autant d’en sortir

⇒ Est-ce qu’il est normal dans certains secteurs  d’activités, de paraître normal, voire, excentrique ? Est-ce que l’artiste est normal, ou anormal ?

⇒ Hier soir il y a eu une émission sur Brassens ; sur son histoire personnelle, son histoire artistique, et le fait que dès son enfance, puis adulte, il a voulu être rebelle, exprimer sa singularité sans remettre en question les normes qui font société, sans étendard ; celui-ci étant à la fois, poète, auteur, et chanteur.
Et en fait on constate que par ses chansons il nous apprenait  à faire société même en ne respectant pas toutes les normes.
Ce mot norme  nous vient de « norma » l’équerre, soit un outil qui sert de règle, qui permet de tracer des angles droits. Un mot qu’on trouve surtout dans le vocabulaire des géomètres, des architectes. Donc le sens originel de ce mot norme, c’est que tout ce qui est autour de nous, et notre espace euclidien, doit être, doit avoir valeur pour nous, c’est la règle !
Le philosophe Marc Aurèle, qui porte en somme cette forme de pensée, donne ce conseil à ses amis : « Il ne faut pas croire a que ce qui arrive, il faut vouloir que ce qui arrive, arrive comme tu veux ». C’est-à-dire, il faut être normal, conforme à ce qui est.
Les philosophes modernes, tel Descartes…, insistent sur le fait  que la norme, c’est ce qui doit être, mais par différence
avec ce qui est. La norme relève de la volonté, de la liberté humaine.
L’être humain est  celui qui peut poser la règle, ce n’est pas celui qui s’adapte à la règle.
Donc, les normes sont variables ; d’où les contemporains, et je m’appuie surtout sur Foucault, Nietzsche.., lesquels insistent sur le problème de savoir qui dit la norme. Puisqu’elle est variable, elle est énoncée par des être humains, mais lesquels. Et bien, certains disent, ce sont les puissants, d’autres disent, ce sont ceux qui ont le pouvoir, d’autres disent, ce sont ceux qui ont de l’argent, bref !
Michel Foucault a écrit « l’Histoire de la folie » pour mettre en évidence le fait que le fou c’est celui qui est énoncé, dénoncé dans la société  dans laquelle il se trouve, dénoncé comme « anormal », pas conforme à la règle : le fou, le rebelle, le déserteur, etc..
Donc, « anormal » disent les philosophes, c’est refuser la rationalité inventée par ceux qui détiennent le pouvoir. Donc c’est valoriser des valeurs, valeurs des utopistes, des idéalistes, des indignés…
Dans son ouvrage, Hans Jonas : « On ne crée pas les valeurs, on est saisi par elles », sa question est comment naissent nos valeurs ? Alors, contre le relativisme dominant, il essaie d’expliquer qu’une valeur, c’est une conviction qui s’impose émotionnellement, à soi, ce n’est pas une conviction que rationnelle ; celles-ci naissent à partir d’expériences vécues ; elles sont attractives. Les valeurs sont attractives, alors que les normes sont restrictives.

⇒ Tout le monde norme les autres en fonction de soi, en fonction de son vécu. Pour avoir connu mai 69 j’ai vu sauter les normes. Les gens s’habillaient souvent très différemment. J’ai vu ; vécu une explosion de liberté. Et je crois que venir ici, pour discuter ce genre de sujet, nous sommes un peu hors normes, tout les gens ne se livrent pas à cela. Les gens normaux regardent la télé !

⇒ Si on va sur les réseaux sociaux, on est vite normé, classé par les algorithmes, lesquels nous renvoient vers ce qui se rapproche de ce que nous avons visité, voire, « liké ». On n’est pas comme ici, dans un débat confronté à des idées qui peuvent être contraires aux nôtres. Sur les réseaux sociaux on pense  « entre-nous »,  avec « ceux qui pensent comme nous », on est rassurés.

⇒ J’ai abordé ce sujet en pensant a : « normal » ou « anormal », ce qui m’a ramené aux années 70 où un médicament la thalidomide, laissait les femmes enceintes dans l’angoisse. Les enfants pouvaient naître «  anormaux», soit sans bras, soit sans jambes…

⇒ Dans les comportements de personnes dites, « normales » on peut rencontrer certains comportements qui s’apparentent alors avec ceux de personnes dites « anormales », voire de la schizophrénie. Ce qui change tout c’est lorsqu’il y un comportement hors norme qui se répète.

⇒ Quant à l’excentricité, que ce soit dans le spectacle ou autre domaine, cela peut être le besoin d’afficher une différence pour se faire remarquer, cela peut être le besoin d’afficher sa différence. Il y a dans ce même type de  personnes excentriques, ceux qui vont créer des choses hors normes, et parfois géniales, qui font sortir des schémas traditionnels ; que ce soit des écrivains, des peintres.., beaucoup sont sortis des normes pour créer, autre chose. La transgression elle-même peut faire évoluer la norme.
Dans un autre domaine, il y avait hier soir sur une chaîne de télé, un reportage sur le « crédit social » en Chine. Le parti communiste impose une norme comportementale dite « crédit social », où suivant vos comportements vous acquerrez ou vous perdez des points. Vous traversez dans les passages piétons, vous gagnez un point, vous prenez les transports publics vous gagnez trois points, vous achetez une bouteille de vin, vous perdez six points. Ce crédit va permettre d’être admis pour voyager, admis ou non dans certains hôtels. C’est punition, récompense.
Une jeune femme chinoise interviewée quant à ce nous voyons comme un dictat, disait j’ai acquis un maximum de points. Alors vous êtes sage ?  lui disait le journaliste,
– non répondait-elle, je suis normale.
Ce qui confirme qu’en respectant une norme dictée autoritairement, on la rend conforme.

⇒ L’ uniformité sociale peut être dangereuse, je pense par exemple, à la race pure, avec des usines à bébés qui devaient naître blonds aux yeux bleus, pour faire la race pure, la race arienne.
Et cette notion dangereuse de l’individu normal, se trouve même chez un auteur français qui fut prix Nobel. Dans les années 1920 Alexis Carrel écrit « l’Homme cet inconnu » où il préconisait  l’eugénisme, il fallait se débarrasser  (je le cite) : «  des faibles, des arriérés, des tarés, des faibles d’esprits, des déficients.. » il fallait améliorer la race humaine, car « … les anormaux empêchent le développement des normaux, il faut regarder le problème en face… » Il préconisait de désengorger les prisons, et pour cela il fallait pour lui : « supprimer les criminels au moyen de gaz appropriés ».
Dans la société de cette époque, ces écrits n’ont pas suscité de réactions particulières dans le public français. Ce qui nous rappelle que : du nazisme, d’Alexis Carrel à la Chine d’aujourd’hui, nous devons toujours être vigilants sur cette notion de « normal ».

⇒ L’excentricité peut créer des oasis, ce que nous voyons sur les réseaux sociaux, avec parfois des excès où, à trop vouloir se singulariser, à vouloir se « dé genrer » on se trouve devant un gloubi boulga, où l’hétérosexualité est devenu presque hors normes, norme même un peu rance. Il nous faut faire avec toutes nos différences, et savoir que le hors norme est possible.

⇒ Être normal, c’est l’anonymat pour certaines personnes. Il y a un rapport direct entre l’aspect, l’image qu’on envoie, qu’on montre de soi, et sa personnalité. Se comporter autrement, s’habiller autrement, se coiffer autrement, alors, ça permet d’exister, d’être conforme à ma nature, de  « devenir qui je suis »
Un peu à l’inverse,  on lit dans l’ouvrage de Rosa Montero « Del peligro de estar cuerda » (Du danger d’être saine d’esprit) «  Personne ne se rend compte que certaines personnes dépensent une énergie formidable pour être normales, pour soutenir la fragile vitrine conventionnelle de l’existence ».  

 

 

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