Restitution du débat du Café-philo de Chevilly-Larue
Mercredi 23 novembre 201
Philosophe: Edith Perstunski-Deléage
Conteur Jacques Combe.
Animateurs : Michel Jolivet. Guy Louis Pannetier.
Modérateur : André Deluchat
Introduction: Guy Louis Pannetier
Préambule de Michel Jolivet : Dans une maison du conte et avant tout maison de la parole, c’est normal que nous nous rencontrions depuis 2006 une fois l’an avec le Café-philo. Nous avons avec nous ce soir, Jacques Combe, conteur. Il fait partie des artistes associés à cette maison, cette maison qui est aussi lieu de transmission de tous « les gens de parole ».
Introduction : Nous ne sommes que le résultat de transmissions depuis les premiers êtres. Nous sommes héritiers et gardiens pour une génération d’un immense héritage ; nous serons quelque part dans les strates de l’humanité. Si je prends conscience des milliers d’intelligences mises en œuvre, de talents, d’heures d’écriture, de peinture, d’étude, d’expériences, et j’en oublie.., je suis devant quelque chose de magnifique et d’incommensurable. Hors l’obligation de transmettre tous les acquis, chaque génération va transmettre son modèle propre. Serons-nous capables de transmettre quelque chose de plus beau que nos valeurs, si j’ose prendre ce mot pour des valeurs actuelles trop teintées d’individualisme, de valeurs de l’argent, du paraître. Quelles sont les valeurs reçues de nos parents que nous pensons avoir transmis ou être en mesure de transmettre ? « On ne peut pas être porteur d’avenir en se délestant du passé », dit-on.
Par ailleurs, en-dehors de nos gènes (lesquels, siècle après siècle, feront l’objet de rudes sélections), en-dehors de la dette des Etats, en-dehors des tonnes de CO² enfouies pour des siècles sous de beaux paysages, en-dehors de quelques milliers de tonnes de déchets dont des déchets nucléaires, qu’allons-nous transmettre ?
Pourtant de cette richesse dont nous ne sommes que dépositaires, il est tant de belles choses à transmettre. Nous sommes tous passeurs de mémoire.
Pour prendre un premier exemple, je cite le chanteur Renaud : « L’essentiel à nous apprendre c’est l’amour des livres » (extrait de C’est quand qu’on va où ?). C’est cet amour passion des livres dont nous parlait Rabelais : « A l’instar du chien, il convient que vous soyez sagaces pour humer sentir et apprécier les livres [….] puis il vous faut faire une lecture attentive et de fréquentes méditations, rompre l’os et sucer la substantifique moelle, avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux au gré de cette lecture » (Rabelais. Prologue de Gargantua, édition de 1542). Dans un livre, je sens comme une âme, je fais lien avec celui ou celle qui l’a écrit, et avec tous ceux qui comme moi l’ont lu et vont le lire. Il y a là comme d’infimes particules qui vont nourrir notre intellect, je ne trouve pas cela sur une tablette numérique. Je « lis » un livre – Je « consulte » un document numérique.
D’autre part, dans la seconde moitié du 20ème siècle, nous avons particulièrement pris conscience de l’énorme patrimoine qu’il nous fallait conserver et transmettre. Ce fut entre autres, la création des Maisons de la culture. Faire connaître, faire accéder le plus grand nombre à notre richesse culturelle, afin que chacun porte à son tour le flambeau. Si nous sommes inquiets, vigilants quant à notre aptitude à transmettre de la culture, il y a là une note d’optimisme. Toutefois, hors tout notre souhait d’une culture qui s’ouvre à d’autres cultures, il serait catastrophique que nous n’ayons à terme qu’à transmettre une culture universelle, faite de cultures passées au mixeur de la globalisation. Un monde qui ne transmettrait plus qu’une seule mémoire, c’est une civilisation qui va mourir. Cela reste un enjeu, et l’exception culturelle française tant décriée à sa naissance porte aujourd’hui ses fruits.
Pour finir, on peut considérer que, globalement, nous transmettons du langage jusqu’aux divers supports : par la famille, par nos liens amicaux, par l’enseignement, par le travail, par les sciences et les techniques, par les arts, et j’en oublie sûrement.
Edith : A partir de ce qui vient d’être dit, je voudrais proposer une piste de réflexion, à savoir qu’il faut affirmer la valeur de la transmission aujourd’hui, dans notre société contemporaine. Si je propose cette piste de réflexion, cette thèse, c’est à partir d’un constat, celui de Catherine Challier, philosophe, dans son ouvrage « Transmettre de génération en génération ». Elle fait le même constat que Hannah Arendt dans La crise de la culture, à savoir que nous sommes avec la modernité dans une crise des actes de transmission dans nos sociétés occidentales. Cette modernité, écrit Catherine Challier, « semble avoir perdu confiance en cette idée que chacun est appelé à devenir partie prenante d’une longue histoire commencée bien avant lui, et destinée à se poursuivre après lui ». Elle paraît même la juger aussi inutile que nocive. Pourquoi cette perte de confiance en la valeur de transmission ? Pour plusieurs raisons. D’abord,
Première caractéristique: parce que la modernité dans nos sociétés occidentales se caractérise par l’affirmation du relativisme des valeurs : « Dieu est mort », selon la formule de Nietzsche ; « L’homme est mort », selon la formule de Michel Foucault. Autrement dit, les valeurs transcendantales et universelles, Dieu, l’Homme, sont mises en question. Aujourd’hui, ce qui est dominant dans nos sociétés occidentales, c’est la valeur de la différence : à chacun ses valeurs.
Deuxième caractéristique de la modernité, c’est le relativisme des connaissances, des vérités scientifiques. On a toujours su que les vérités scientifiques ont une histoire, qu’elles sont des vérités provisoires et qu’elles doivent toujours être soumises à discussion dans la communauté des travailleurs de la preuve. Mais ce n’est pas parce qu’elles sont provisoires qu’elles ne sont pas vraies. Or, notre société contemporaine tire de cette idée épistémologique que les vérités scientifiques ne sont vraies que provisoirement, pour se demander pourquoi les transmettre ? Pourquoi les enseigner ? Ne vaut-il pas mieux transmettre et enseigner des vérités absolues ? Ainsi, par exemple, les idées soutenues par les évangélistes américains, ou comme le créationnisme avec la théorie du « dessein intelligent » qui peut être enseignée au même titre et de préférence à l’évolutionnisme de Darwin, puisque l’évolutionnisme de Darwin n’est qu’une idée provisoire.
Enfin, troisième caractéristique de nos sociétés occidentales, une certaines méfiance vis-à-vis des transmetteurs, des parents, des enseignants. Aujourd’hui, on entend parler x fois de la crise de l’école, de la crise de la famille en tant qu’autorités, crise de l’autorité de ceux qui, soit par désir, soit par profession, transmettent. Donc, notre société est caractérisée par le déni des valeurs de transmission. Au nom de quoi ? Au nom de la valeur de l’individu : à chacun ses valeurs. Et donc, il n’est pas valable de transmettre. Que chacun se construise soi-même sans écouter et a fortiori sans obéir à ceux qui, soit par désir, soit par profession, se veulent des transmetteurs.
Je soutiendrai cette idée que, sans nul doute, il est valable d’affirmer la valeur de l’individu qui exerce sa propre faculté de juger, de l’individu qui doute, qui veut penser par lui-même, de l’individu qui refuse d’écouter et a fortiori d’entendre la parole des transmetteurs ; en même temps, je soutiendrai l’idée que ceux qui ont avancé cette idée de la valeur de l’individu, de la valeur du sujet qui doute, ce sont justement ceux qui enseignent la valeur de la transmission. Parce que transmettre, ce n’est pas seulement donner des informations, c’est « se transmettre » et c’est justement transmettre qui fait la valeur de l’individu. Comme le disait Descartes : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », c’est-à-dire que l’intelligence, la faculté de juger, ou la faculté de dicter, appartient à tous. Donc, lorsqu’on me transmet quelque chose, et bien, on me transmet que tout individu a pour valeur la faculté de penser par lui-même, de juger par lui-même, et que l’intelligence, « chose la mieux partagée », appartient à tout être humain ; c’est ce qui fait la valeur de la transmission.
D’autre part, quand on transmet quelque chose, on ne le fait jamais de manière neutre. Quand je transmets quelque chose, je raconte une histoire, la mienne ou celle de la collectivité, mon histoire présente ou celle du passé de ma collectivité, de ma communauté, de l’humanité. Quand je transmets ou quand j’enseigne ce que je pense être une vérité, soit une vérité scientifique, soit une vérité d’expérience, ce que je transmets, je le transmets avec le désir de transmettre. Autrement dit, je m’adresse alors à quelqu’un en lui signifiant que lui aussi est une personne capable de transmettre. Donc, comme dit Paul Ricœur, « Transmettre, c’est dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un » ; c’est-à-dire vouloir qu’en face de soi, il y ait quelqu’un : un individu, un sujet, qui, s’il est intelligent, désire transmettre ce que je veux lui transmettre ; c’est-à-dire qu’il fasse passer hors de lui quelque chose qui nous appartient à nous tous. Ce qui fait que, lorsque je transmets quelque chose, je fais que celui qui m’écoute est considéré comme un être de parole, comme un être humain. Donc, comme le dit Hannah Arendt, transmettre de la culture, c’est tout simplement cultiver l’humanité en l’autre que moi. Cultiver vient de « colere », qui, en latin, signifie « entretenir » et « prendre soin » de l’autre.
Débat : G J’ai voulu relire Homère, avec un regard plus adulte. Je me suis interrogée sur les valeurs que pouvait transmettre Homère. Quand je lis certains passages, je fais « Ouah ! Ouah ! », de surprise, comme dans ce passage dans l’Iliade où Agamemnon tente de fléchir Achille qui a décidé qu’il ne retournerait pas au combat ; pour le décider, il lui évoque le risque d’être débordés par les Troyens et lui fait de grandes promesses s’il reprend les armes. Agamemnon s’exprime ainsi : « Vieillard, tu ne mens pas en rappelant mon égarement : j’ai été égaré, je ne le nie pas moi-même. Il vaut beaucoup de troupes, l’homme que Zeus aime de cœur. Ainsi, maintenant, Zeus a honoré Achille et dompté les troupes achéennes. Mais puisque j’ai été égaré, cédant à des sentiments malheureux, je veux aujourd’hui satisfaire Achille, et lui offrir une rançon immense. Devant vous tous j’énumérerai ces cadeaux magnifiques : sept trépieds qui ne vont pas au feu, dix talents d’or, vingt chaudrons qui vont sur les flammes, douze chevaux de course vigoureux, qui ont remporté des prix avec leurs jambes. Il ne serait pas sans butin, l’homme qui aurait tous les biens — (il ne serait pas non plus dépourvu d’or précieux) – tous les biens que m’ont rapportés ces chevaux aux sabots massifs. Je donnerai à Achille sept femmes aptes à des travaux irréprochables, des Lesbiennes que, quand il prit lui-même Lesbos bien bâtie, je choisis : par leur beauté, elles l’emportaient sur des tribus de femmes. Je les lui donnerai, et, avec elles, celle que je ravis naguère, la fille de Brisés. Et je jurerai, avec un grand serment, que jamais je n’entrai dans sa couche, ni ne m’unis à elle, suivant la loi des humains, hommes et femmes. Voilà ce qu’il aura tout de suite; et si jamais les dieux nous donnent de saccager la grande ville de Priam, qu’Achille entasse dans son navire une quantité d’or et de bronze, étant venu à l’assemblée où nous, Achéens, nous partagerons le butin. Des femmes troyennes, qu’il en choisisse, lui-même, vingt, les plus belles après Hélène d’Argos. Et si jamais nous retournons dans l’Argos d’Achaïe, mamelle de la terre, qu’il soit mon gendre : je l’honorerai à l’égal d’Oreste, ……….Voilà ce que j’accomplirai, s’il renonce à sa colère. Qu’il se laisse fléchir…… »
Donc, si on lit bien, en gros, ce sont des pillards, c’est une armée qui dévaste, et quant aux femmes, Hum ! Qu’est-ce qu’il y a là comme valeurs à transmettre ?
G Toute transmission n’est pas toujours objective ; par ce que l’on souhaite transmettre ou pas, on sélectionne ; et par le contenu, on influence, on oriente. Alors, quelle subjectivité dans la transmission ?
G Ce n’est pas anodin de parler transmission dans ce lieu, la maison du conte. Parce que raconter fait partie de la transmission, et désirer transmettre, c’est partager. Il y a un mot entendu plusieurs fois qui est « désir ». S’il n’y a pas de désir, il n’y a pas de transmission. Il peut y avoir des conflits de générations à partir du moment où l’on impose, car alors on transmet mal, et à partir du moment où l’on raconte, on transmet mieux, on est dans la vraie transmission.
G Dans le sujet du débat : « De Homère à Facebook, que transmettons-nous ? », il y a trois mots importants : Homère (un émetteur à l’origine de la transmission), Facebook (un outil, un relais de transmission) et le mot « que » (le contenu de la transmission). Homère est un aède, un conteur lui aussi. Il nous a laissé une œuvre, un message, qui est devenu presque un mythe. Cela renvoie à la question « Pourquoi transmettre ? ». Tandis que Facebook est uniquement un outil, un outil de liens, de connexions qui transmettent de l’information. Cela renvoie à la question sous-jacente : « Comment transmettre ? ». Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les outils de transmission ont évolué. Quant au contenu transmit, les simples mots « Homère » et « Facebook » évoquent des contenus bien différents ; avec les contenus sur Internet, on n’est pas du tout dans les mêmes sphères. Sont-ce les moyens technologiques qui changent le contenu de la transmission ? Pourtant, la transmission, c’est aussi le patrimoine, l’héritage, un bagage patrimonial qui passe de génération en génération. Le mouvement mécanique de la transmission peut être évoqué en prenant au figuré les termes « courroies de transmission ».
G Dans cette histoire de transmission, je pense à tout ce que depuis le début de l’humanité les gens se sont transmis, d’abord par les religions, puis par les traditions, traditions qui peuvent être fixistes et traditions qui évoluent. Alors, comment faire pour transmettre un héritage culturel à partir de la tradition tout en étant quand même dans le siècle ?
G Si cette question est formulée de cette façon, cela ne compare nullement Homère à Facebook, en revanche cela met deux jalons, deux repères dans le temps. Le thème est tout autant « que transmettons-nous » que, « comment transmettons-nous ? »
G Jacques Combe : Dans les milieux scolaires, je raconte soit des contes traditionnels, soit des récits de vie actuels qui font partie de tout un patrimoine, et je me suis aperçu qu’il fallait beaucoup plus raconter aux scolaires des histoires traditionnelles, du merveilleux. Ils sont entre eux capables de se raconter des récits de vie, mais moins capables de se raconter des contes. Je me suis aperçu que j’étais transmetteur de contes et transmetteur de mémoire. J’aide, chez les enfants, à la construction d’une banque d’images et à la construction de leur « muscle » de l’imaginaire ; en leur donnant à entendre du traditionnel et du merveilleux, ils construisent quelque chose. Parce que, pour entendre une histoire en 2011-2012, je me suis dit que ces enfants étaient déficients d’un stock d’images et d’imaginaire, parce que les parents ne racontent pas, parce qu’ils n’ont pas le temps, parce que… Quand il leur manque ça, ils ne peuvent pas appréhender le monde tel qu’il est ; il leur manque un sas, une sorte d’amorti. C’est-à-dire, dans leur tête, la capacité de faire des maquettes de la situation actuelle, de la reconstruire… Alors, à partir de quelque chose qui vient du passé, comment être actuel ? Ça, c’est le rapport entre le conte vieux de plusieurs milliers d’années et l’actualité. Il y a un rôle à jouer pour aborder la complexité et la violence de ce monde, par le biais du conte et de la fiction, par lequel le jeune enfant peut s’identifier et développer en lui le chemin des possibles qu’il va pouvoir appliquer plus tard à la vraie vie.
Enfin, quand je raconte des récits de vie, je pars effectivement de l’individuel pour le connecter à l’universel. Dans une histoire d’une personne, à un moment, quelque chose résonne pour tout le monde et parfois bien au-delà des cultures et des continents.
Donc, hors espace et hors du temps, les contes traditionnels ont été, dit-on, des petits récits de vie qui ont roulé, roulé, et qui sont devenus un conte, qui renferme en lui une force qui passe à travers les siècles.
G Qu’est-ce qu’il y a comme intermédiaires entre les humains qui la reçoivent et la transmission ? Il y a dans toute société des gens qui mettent leur intelligence au service du mal et qui ont des responsabilités dans la transmission. Les questions ne sont pas entendues, la réponse est toujours globale, donnée par des instruments de propagande qui peuvent être la télévision ou la presse écrite et ce qui est sérieux est souvent mis entre parenthèses.
Par ailleurs, comment transmettre à des enfants dans des écoles surchargées ?
G Quand on transmet, ce sont généralement des connaissances particulières. On ne peut pas alors tenir compte de l’individualité des récepteurs. Ces récepteurs viennent pour acquérir des connaissances qui seront livrées ensuite à leur réflexion, pour les revisiter soit en les acceptant, soit en les refusant ou en les interprétant. Mais la transmission se fait collectivement dans beaucoup de cas. Il faut ensuite apprendre à former son esprit critique, et être capable d’avoir le recul sur ce que l’on nous enseigne. Donc, il faut acquérir des connaissances avant de pouvoir former son jugement et apprendre avant de comprendre et de savoir ou bien être initié.
D’autre part, on est dans un monde où parfois on communique beaucoup et où l’on ne transmet pas grand-chose. Plus on a des moyens pour communiquer, moins on a à dire parfois.
G « Nous sommes faits de mémoire et d’oubli. A partir de ce que nous avons reçu en héritage nous réinventons. », disait récemment Jean-Claude Ameisen dans l’émission de France Inter Sur les épaules de Darwin. Nous sommes les mutations de tous ceux qui nous ont précédés. Pour transmettre et apprendre des génies qui jalonnent notre histoire, il nous faut l’étude, nous élever pour voir ces « phares » de la culture et ainsi nous nous retrouvons (suivant la vieille métaphore) comme « des nains sur des épaules des géants ». La transmission, dès lors, c’est nous et les autres, et c’est tout ce que nous avons appris et retenu, ce que notre mémoire a sélectionné. Mais nous ne sélectionnons pas tout. Fort heureusement, nous sommes divers et, grâce à cela, les connaissances les plus diverses sont transmises. Autrement dit, nous devons encourager ces différences pour éviter de trop perdre en route. Inconsciemment, nous savons que depuis le début de la pensée, il y a eu beaucoup de déperdition. Des envahisseurs brûlaient des bibliothèques, comme celle d’Alexandrie, ou des bibliothèques qui pouvaient contenir des ouvrages contraires à leur religion. Et le feu, puis les inondations, les souris ont détruit des ouvrages perdus à jamais. Sur 40 livres (documents, lettres) écrits par Epicure, seuls trois nous sont parvenus. Cela fait que ce qui n’a pas été transmis, ou plus précisément ce qui aurait été transmis aurait pu modifier les fondements de notre culture. Aujourd’hui, nous serions protégés de ce risque par la duplication numérique des œuvres, mais cette technologie est-elle sûre à cent pour cent, les octets sont-ils éternels ?
Par ailleurs, est-ce que l’instantanéité, la multiplication des informations, voire, la surinformation, ne crée pas un courant trop fort, trop fort pour que nous ayons le temps de bien fixer nos idées, de construire une pensée, un mode de vie. Chaque année, voire plus souvent, une nouveauté vient chasser celle d’hier, et la technologie, dont nous faisons de plus en plus usage, nous emporte dans sa course exponentielle. Ce monde s’accélère, difficile de le cerner pour le transmettre ? On zappe !
J’ai les cheveux blancs : depuis des bombardements en 1942, depuis la charrue de mon grand-père, à aujourd’hui mon dernier mini-disque dur de 500 giga-octets, j’ai le sentiment d’avoir vécu plusieurs vies.
Sous la forme d’un livre de famille, j’ai déjà transmis l’univers de mon enfance et mon adolescence avec un portrait de toutes les personnes de la famille alors existantes. « Quand on ne sait pas très bien où l’on va, il est bon de savoir d’où l’on vient », dit un proverbe.
Nous allons transmettre des méga-octets, des giga-octets, des milliards et des milliards de pixels, il ne sera plus nécessaire, comme nous le disait Rabelais « de faire lecture attentive ». On ne lira pas, on consultera, nous serons de moins en moins passeurs de mémoire, mais utilisateur de mémoire numérisée, de mémoire plus que supplétive.
Fort heureusement, nous disposons de multiples moyens de transmettre. Je tâche, comme beaucoup, de participer à des activités s’inscrivant dans ce sens, par des débats, des conférences, ou des associations culturelles. Nous sommes témoins d’une époque et tous passeurs de mémoire, passeurs de notre part de savoir.
Jacques Combe : Lorsque le rabbi Israël Ba’al Shem Tov (fondateur du hassidisme) voyait qu’un malheur se tramait contre le peuple juif, il avait pour habitude d’aller se recueillir dans un certain endroit dans la forêt. Là, il allumait un feu et il récitait une certaine prière, et le miracle s’accomplissait, révoquant le malheur. Puis, lorsque son disciple devait intervenir pour les mêmes raisons, il se rendait au même endroit dans la forêt et il disait : « Maître de l’univers, prête l’oreille : je ne sais pas comment allumer un feu, mais je suis encore capable de réciter la prière », et le miracle s’accomplissait ! Plus tard le disciple du disciple, allait lui aussi dans la forêt au même endroit pour sauver son peuple. Il disait: « Je ne sais pas allumer un feu, je ne connais plus très bien la prière, mais je peux situer l’endroit exact dans la forêt, cela va-t-il suffire ? » Et cela suffisait, le miracle s’accomplissait ! Et ce fut au tour du disciple du disciple du disciple d’écarter la menace. Assis dans son fauteuil, la tête entre les mains, il parlait à Dieu et lui disait : « Dieu, je suis bien incapable d’allumer un feu, je ne connais plus du tout la prière, je ne peux même pas retrouver l’endroit dans la forêt, tout ce que je sais faire c’est raconter cette histoire. Est-ce que cela va suffire ? ». Et cela suffisait !
Tout ce que nous savons aujourd’hui, nous dit ce texte, c’est que nous ne savons même plus raconter des histoires. Et la seule chose que nous savons faire, c’est le récit de cette impossible histoire. Est-ce que cela va suffire ?
G Le conteur a cela d’extraordinaire qu’avec lui la parole et ces anciennes histoires qui ne se transmettaient que de manière orale ont échappé au naufrage du temps. Et cela, comme on l’a dit, alors que beaucoup de livres ont disparu. Il ne faut pas perdre de vue l’importance de la transmission par la parole. Nous avons un exemple (homérique) contre une certaine transmission : lors du siège de Troie, les Achéens jettent Astyanax du haut de la tour pour qu’il ne puisse témoigner, pour qu’il ne puisse transmettre et perpétuer la vengeance.
G Edith : Je retiens de ces différentes interventions, qu’il faut transmettre des questions qui touchent les humains. Ensuite, il faut transmettre de l’imaginaire aux enfants pour qu’ils se construisent. Il faut transmettre pour combattre ceux qui imposent des traditions fixes. Il faut transmettre l’espoir qu’on peut changer le monde dans lequel on vit et qui fait souffrir. Enfin, il faut transmettre la parole.
Il faut transmettre ce qui a été, ce qui est, le vouloir vivre des humains, ce qui renvoie à une formule de Freud dans Malaise dans la civilisation : « Les hommes d’aujourd’hui ont su se rendre maîtres et possesseurs de la nature ; ils savent aujourd’hui maîtriser les forces de la nature, de telle sorte qu’ils peuvent s’exterminer eux-mêmes jusqu’au dernier. » Il ajoute : « Il y a dans l’être humain un combat éternel entre Eros, la pulsion de vie, et, Thanatos, la pulsion de mort. » et il demande : « Qui gagnera ? Eros ? Ou Thanatos ? Nul ne le sait et j’espère qu’Eros l’emportera. ». Je pense que toutes les dernières interventions vont dans ce sens. Ce que nous voulons transmettre quand nous nous mettons à raconter des histoires, quand nous enseignons ce que nous appelons des vérités, c’est qu’Eros l’emportera ; c’est que le vouloir vivre dans l’être humain l’emporte sur toutes les forces de destruction qui existent dans une société humaine. La transmission est une valeur et a une valeur, et il faut s’engager absolument à transmettre. C’est perpétuer le vouloir vivre.
G En 2008, le philosophe Michel Onfray a créé une université du goût, afin de transmettre la culture gustative, transmettre des recettes de cuisine, entre autres des recettes de préparation de légumes plus ou moins oubliées. Il dit : « Derrière chaque grand cuisinier, il y a toujours une grand-mère, un poulet rôti, un souvenir d’enfant. Tous les cuisiniers sont proustiens. »
Ainsi, dans les richesses que nous pourrions oublier de transmettre, je crains qu’on puisse y mettre, l’art culinaire. Dans un pays où fort heureusement la plupart des gens peuvent découvrir et faire de la bonne cuisine, les modes d’alimentation, pour des raisons multiples se transforment, et la gastronomie y perd beaucoup. Nous avons moins de temps à consacrer à la préparation, et on ne se réunit pas toujours dans les familles pour manger « ensemble ». Dans une ou deux générations certaines recettes de grand-mères, de tantes, peuvent se perdre à tout jamais. Tous ces mets qui n’auront pas été goûtés, dégustés, laisseront des nostalgies sur les papilles.
On découvre parfois dans une vente de livres, une perle avec plein de recettes. J’ai trouvé un exemplaire de « Toute la cuisine au gaz » dans une édition de 1938. A l’intérieur, il y avait des recettes écrites sur des petits bouts de papier ou au dos d’une note d’hôtel-restaurant en Bretagne : « Hôtel de la gare, tél. le 9 à Etel, électricité. J. Drivot, propriétaire ». Le nom de la personne qui était propriétaire du livre figure sur le livre. Quand je l’ouvre, quand je le parcours, je fais revivre cette inconnue, qui notait des recettes sur un coin de table. Comment aurait-elle pu imaginer que ce soir je transmettrais un bref instant de sa vie.
L’art culinaire est aussi héritage, patrimoine immatériel ; c’est du partage, c’est la mémoire du goût et des sensations, c’est un nom de fruit qui crée l’odeur, c’est un nom de plat qui appelle une saveur sûre, c’est une poêlée de girolles qui vous emmène faire une promenade dans les sous-bois.
L’art culinaire, richesse de la France, n’est pas en péril imminent, mais peut-on faire confiance aux marchands de la gastronomie pour le transmettre, faire confiance aux restaurants et cuisiniers renommés d’aujourd’hui ? De cuisine moderne en cuisine moléculaire, je vois souvent des chefs, meilleurs en communication ou en dessin, qu’en cuisine.
Le poème de Florence :
D’Homère à Facebook, Google est ton ami
Chante la constance, déesse, du fils de l’araignée
Son pseudo est d’airain et ses mots ailés sont biens tronqués
Telle l’abeille assidue qui butine fleur après fleur
Tel le maître du Facebook répond à chaque commentaire
Et le fil de son profil est mis à jour toutes les heures
Car plus il n’a rien à dire, moins vous le verrez se taire
Quand se fut enfoncée l’éclatante lumière du soleil
Doudounette aux bras blancs vêtue de son plus simple appareil
Frappe en mots ailés sur les noires touches de son clavier
Je suis blonde et j’ai les seins opulents, sors ta carte bleue
Tu es no-life et je ferai de toi un geek (1) envié
Ainsi parlait-elle déesse virtuelle au ton cauteleux :
– Comme monte au printemps la sève dans les membres de l’arbre
Le sang affluera dans ton sexe aussi dur que le marbre
Je sais les mots qui coulent comme le vin au goût de miel
Ma webcam à l’œil perçant te montrera tous les secrets
Tel Ulysse aux mille ruses séjourna dans l’île sensuelle
De Circée la pharmacienne aux mille remèdes discrets…
Kevin aux spams agiles répondit : par mon avatar
Que j’ai choisi avec soin, que j’ai ciselé avec art
Dans ces forums foisonnants où les hommes se font remarquer
A moi qui suis couvert de gloire dans les « chat rooms » éternels
Tu me demande perfide de payer pour m’astiquer ?
– Kevin, t’es un boulet, je vais te kicker (2) de mon channel
1) Geek : Fana d’Internet, de technologies nouvelles.
2 Kicker : Ejecter
G Ce qui est assez rassurant, c’est que nous sommes dans une époque où nous voyons de nombreux passeurs de mémoire. On voit beaucoup de gens dans des conférences, qui participent à des débats, qui viennent écouter des contes ; on voit fleurir des cafés-philo et beaucoup d’associations culturelles, dont celles qui œuvrent pour la conservation et la transmission du patrimoine au niveau national comme au niveau local. La volonté de transmettre, le contenu nous concerne tous.
Œuvres citées :
Transmettre de génération en génération. Catherine Challier. Stock. 2008
La crise de la culture. Hannah Arendt. Folio essais. 1994
Malaise dans la civilisation. Freud. 1931.
Une rencontre de plus de qualité entre la philosophie et le conte.